ENQUÊTE - Rien ne va plus entre le garde des Sceaux, Michel Mercier, et la plupart des 8 200 magistrats français. Ce jeudi 12 avril, le puissant syndicat USM (Union syndicale des magistrats) a publié le bilan du quinquennat en matière de justice. Intitulé "les heures sombres", il conclue à une tentative de main mise de Nicolas Sarkozy sur la justice et à une pléthore de lois inutiles. Nous re-publions, à cette occasion, notre enquête de novembre dernier (Lyon capitale n°705) sur les rapports entre les magistrats et le pouvoir.
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Rien ne va plus entre le garde des Sceaux, Michel Mercier, et la plupart des 8 200 magistrats français, notamment ceux regroupés au sein du puissant syndicat USM (Union syndicale des magistrats). Les interventions du ministre ou de son cabinet dans les affaires en cours, l’amputation d’une partie du budget de la justice, le lynchage médiatique de certains magistrats par le chef de l’État, notamment lors du drame de Pornic, ont aggravé le divorce entre le ministre et l’institution.
Après le 37e congrès de l’Union syndicale des magistrats, le 15 octobre à Paris, intitulé “Désespoir, des espoirs”, où le magistrat Christophe Régnard, président de l’USM depuis 2008, devait démolir point par point la politique du Gouvernement et éreinter le procureur de Nanterre Philippe Courroye, de nombreux juges ne décolèrent pas. Beaucoup ont l’amère impression d’avoir été “roulés dans la farine” par le ministre lyonnais, passé maître, avec sa bonhomie habituelle, dans l’art de répondre à côté et de dégager en touche face aux vraies attentes des magistrats. Qu’il s’agisse des emplois, du budget ou du sujet hypersensible de l’indépendance des magistrats. Le président de l’USM a publiquement fait part de son “inquiétude sur les réformes mal préparées de la garde à vue et de l’hospitalisation sans consentement”, de son “incompréhension” de celle des jurés populaires – “une folie qui va considérablement allonger les temps d’audience” – et de sa “honte” à voir comment sont gérées les affaires sensibles. C’est justement ce dernier point qui scandalise nombre de magistrats, très souvent confrontés à des directives téléphoniques du ministère de la Justice, de la direction des Affaires criminelles et des Grâces, ou de Jean-Pierre Picca, ancien procureur général de Lorient et conseiller justice du président Nicolas Sarkozy.
Après Paris, avec les réquisitions du parquet au procès Chirac – “pour le moins surprenantes, dont toute la presse s’est gaussée”, selon Christophe Régnard –, après Nanterre, où la juge d’instruction Isabelle Prévost-Desprez est en guerre ouverte avec son procureur Philippe Courroye, Lyon n’aurait pas échappé à certaines directives verbales. Mais, au tribunal de grande instance comme à la cour d’appel de la Capitale des Gaules, nos questions sur les interventions politiques dans les dossiers sensibles suscitent au plus un sourire embarrassé. Les magistrats contactés préfèrent évoquer les insuffisances budgétaires ou la pénurie de personnel des greffes… Pour sa part, Michel Mercier n’a pas souhaité répondre aux questions que nous avions transmises à son cabinet.
Avec Nicolas Sarkozy, les interventions auprès des magistrats s’accélèrent
Ailleurs, heureusement, certains sont plus bavards. Marseille n’a rien à envier à Paris ni à Nanterre. Dans le climat d’interventions politiques dénoncées par l’USM, une magistrate du tribunal de grande instance de Marseille, jointe par téléphone et qui souhaite conserver l’anonymat, confie qu’“il y a eu des interventions téléphoniques du cabinet du ministre de la Justice dans des dossiers mettant en cause Michel Vauzelle ou Jean-Noël Guérini… Ces interventions n’ont rien d’illégal puisqu’il s’agissait d’instructions pour poursuivre et non pour classer…” Cette nouvelle révélation dans le dossier Guérini, où le sénateur et président du conseil général des Bouches-du-Rhône a été mis en examen le 8 septembre pour “association de malfaiteurs, prise illégale d’intérêt, trafic d’influence” dans une affaire de malversations présumées sur des marchés publics, laisse perplexe. D’autant plus que “le procureur général de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, Jean-Marie Huet, a choisi de ne pas transmettre la requête de dépaysement présentée par les avocats de l’élu à la Cour de cassation”, selon la magistrate. Coïncidence ? Jean-Noël Guérini, qui est loin d’être un enfant de chœur, a toujours affirmé “être victime d’une manipulation politique de la majorité”.
Autre actualité qui ne fait rien pour apaiser les légitimes craintes des juges, l’affaire Woerth-Bettencourt apporte chaque semaine son lot de questions surprises. Chaises musicales à la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) de Bordeaux, où le dossier Bettencourt a été dépaysé, arrivée annoncée d’une procureure générale réputée “aux ordres” – Martine Valdès-Boulouque, ancienne protégée de Nicole Guedj et de Rachida Dati –, font craindre le pire aux magistrats français encore attachés à l’indépendance de la justice.
Tel d’Artagnan, le président de l’USM, Christophe Régnard, multiplie les questions embarrassantes sur ce qui semble s’ériger en système. Avec la pointe de son crayon, et sans pitié pour les politiques, le juge Régnard questionne : “A-t-on jamais vu un procureur faire vérifier, malgré la loi sur le secret des sources, les fadettes* de journalistes dans le seul objectif de démontrer l’existence de communications entre la juge en question et un journaliste ?”
Le même Christophe Régnard se transforme en expert-comptable pour fustiger les faiblesses de la gestion Mercier à la chancellerie : “En autorisation d’engagement de la justice judiciaire, on a une baisse de 600 millions d’euros en 2012, soit 15 %. De plus, le budget de fonctionnement des services civils est amputé de 20 %, celui des services pénaux de 23 % ; même l’aide aux victimes, qu’on continue à nous dire prioritaire sur les ondes des radios, est en baisse de 2,74 %. En mettant tous les moyens sur les établissements pénitentiaires, on oriente toute la politique pénale sur l’enfermement et non sur la préparation de la sortie et du suivi en milieu ouvert”, déplore-t-il, avec force et conviction.
La justice serait-elle devenue une machine infernale suite à une hausse spectaculaire d’interventions politiques ? “Avec Nicolas Sarkozy, les interventions auprès des magistrats s’accélèrent”, lâche une magistrate grenobloise contactée par téléphone. “Un coup de fil, c’est très vite donné et ça n’apparaît nulle part en procédure…”, explique pour sa part la juge Virginie Duval, en résumant parfaitement le climat actuel. Un climat devenu invivable pour beaucoup de juges, et qui suscite cette réflexion amère de Christophe Régnard : “Quand je vois, dans cet état, la justice de mon pays, j’ai honte, car ces dérives détruisent notre crédibilité et nous ridiculisent à l’étranger.”
* Abréviation argotique de “factures téléphoniques détaillées” : fadet/fadette.
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Plus de 300 magistrats mutés prochainement par Michel Mercier
Selon les indiscrétions recueillies auprès d’un magistrat, et confirmées par la chancellerie, “Michel Mercier organise actuellement la plus importante mutation de magistrats de la Ve République, avec plus de 300 postes concernés. Quatre des quatorze procureurs généraux ne poseraient pas de problèmes. Mercier souhaiterait désormais placer, outre son directeur de cabinet François Molins procureur à Paris, le procureur général de Colmar, Jacques Beaume à Lyon…” Cet ancien procureur de Marseille a la réputation d’être un homme de gauche, et Michel Mercier jouerait du coup la carte de l’ouverture. À moins qu’il n’y ait un autre deal…
Michel Mercier souhaite aussi nommer l’actuel procureur de Versailles Michel Desplan au poste de procureur général de Nîmes. Michel Desplan a acquis une certaine notoriété en jugeant en 2003 à Paris l’affaire Elf. Dans les autres affectations stratégiques prévues, on relève celle de Philippe Lemaire, inspecteur général adjoint au ministère de la Justice, qui devrait rejoindre le parquet général d’Amiens, vacant depuis que son titulaire Olivier de Baynast a été affecté à celui de Douai. Enfin, Catherine Pignon, procureure générale à Besançon, devrait être promue à Angers. Il s’agit aussi d’un choix délicat et stratégique pour le pouvoir, puisque les quatorze procureurs généraux concernés vont être nommés pour une durée de sept ans !