Que risque réellement Vladimir Poutine, le président de la Fédération de Russie, sous le coup d'un mandat d'arrêt ?
Mathilde Philip-Gay, professeure de droit public à Lyon 3, publie Peut-on juger Poutine ? (Albin Michel). Spécialiste de la responsabilité des chefs d’État, la déléguée générale de la Chaire lyonnaise des droits humains et environnementaux estime que ne pas punir les actes de dictateurs, comme Vladimir Poutine, c’est “préparer les conflits mondiaux de demain, c’est accepter qu’il n’y ait plus aucun recours juridique, c’est céder à la ‘loi de la guerre’”.
Lyon Capitale : Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à écrire ce livre ?
Mathilde Philip-Gay : La première, c’est d’expliquer pourquoi nous sommes un certain nombre à nous battre afin de mettre en place une juridiction pénale spéciale permettant de juger Vladimir Poutine. La seconde fait suite à la question d’une maman d’une victime de l’horreur absolue qui m’a demandé pourquoi nous voulions juger Vladimir Poutine, car elle craignait que cela ne change rien, ni pour elle ni pour sa fille. C’est à elle que je m’adresse dans ce livre, mais j’ai aussi décidé de “mettre en récit” le droit international, de le faire vivre aux personnes qui me liraient pour qu’elles connaissent les règles qui s’appliquent entre les États et dont on ne soupçonne pas toujours l’existence lorsque l’on n’est pas juriste. Pour résumer, ne pas juger Vladimir Poutine serait accepter que les dirigeants des grandes puissances mondiales puissent, sans crainte, coloniser ou recoloniser, et décider de briser la vie de millions de personnes, du fait de leur seule soif de puissance. Ce serait oublier les raisons pour lesquelles la justice pénale internationale a été créée avec l’aide active de la Russie de Vladimir Poutine. Ce serait fonder à nouveau l’ordre international sur la force militaire et non le droit.
Au début du printemps 2022, des éditorialistes, mais aussi des élus, à l’instar du sénateur américain Lindsey Graham, ou des militaires, comme l’ancien colonel britannique Richard Kemp, se sont interrogés sur l’opportunité de faire assassiner Vladimir Poutine. Vous écrivez avoir aussi envisagé l’hypothèse “une demi-seconde”. Pourquoi est-ce une mauvaise idée ?
Sans compter le nombre de mes étudiants qui m’avaient fait la même réflexion en cours… Des étudiants en droit. Une demi-seconde, c’est une demi-seconde de trop parce qu’une juriste ne devrait pas avancer une telle hypothèse. Leur raisonnement était le suivant : si le président russe était éliminé, il n’y aurait plus de guerre en Ukraine, plus d’exécutions sommaires, plus de civils massacrés, violés, etc. C’est un faux raisonnement, de ceux que l’on peut tenir dans l’urgence, la colère. En fait, il s’agit d’une question de droit international, à savoir l’interdiction – qui remonte à 1976 – d’attenter à la vie des dirigeants d’un autre État. De ce fait, ni la Russie, ni l’Ukraine, ni les pays de l’Otan n’ont le droit de faire tuer Vladimir Poutine. Et réciproquement. C’est aussi une question de justice, au sens moral du terme : les victimes n’obtiendront pas justice si le président russe est assassiné. Or, elles ont besoin de connaître la vérité exacte sur les faits.
Pour les Européens, commander l’élimination du président russe depuis l’étranger, qui plus est sans procès, serait contraire à leur refus de la peine de mort. Moralement condamnable, politiquement contre-productif – car cela aurait pu faire de Poutine un martyr –, un tel assassinat aurait aussi été antidémocratique. L’historien britannique Max Hastings avait dit, en mars 2022, que les démocraties s’abaissaient toujours quand elles recouraient au meurtre, même lorsqu’il s’agissait de tuer des monstres.
“Les démocraties s’abaissaient toujours quand elles recouraient au meurtre, même lorsqu’il s’agissait de tuer des monstres”
L’historien Max Hastings
D’autant que ce que vous écrivez, c’est que la Russie a longtemps œuvré pour humaniser le droit…
La Russie a en effet joué un rôle majeur, aux côtés d’autres grandes puissances occidentales, dans la construction du droit international. La Russie a pleinement œuvré pour soumettre la guerre aux lois de l’humanité et aux exigences de la conscience publique. Vladimir Poutine a méprisé cette culture et cette pensée communes à la Russie et à l’Europe, s’ingéniant à convaincre ses concitoyens que la justice et l’humanisme sont des valeurs strictement occidentales que ne saurait donc partager la culture russe, qui se définirait depuis toujours par la supériorité de la force sur le droit.
Ce qui est paradoxal, c’est la notion de guerre légale et illégale. Engager un conflit armé implique des règles, que doit faire respecter un arbitre. Comment l’expliquer ?
Depuis des siècles, de grands auteurs réfléchissent à ces règles ainsi qu’à la distinction entre guerre juste et guerre injuste. Au XVIIe siècle, le Hollandais Hugo Grotius estimait que quatre causes peuvent justifier de mener une guerre : “La défense, le recouvrement de biens, la munition et la récupération de ce qui est dû.” La guerre n’est donc pas moralement condamnable en tant que telle, mais elle doit être justifiée, ce que les juristes traduisent depuis 1945 de la façon suivante : la guerre n’est pas illégale en soi, mais les États belligérants doivent respecter le droit international, en particulier les règles de la Charte de l’ONU. Depuis le XVIIIe siècle, le droit international repose sur l’obligation pour les États de respecter la souveraineté territoriale des autres : chaque État doit être le seul à gouverner et à décider sur son territoire, sans être soumis à un autre pays. En principe, donc, un État n’a pas le droit de s’ingérer dans les affaires intérieures d’un autre pays, ni de conduire une intervention militaire ou paramilitaire sur le territoire de ce dernier sans son consentement. Hors cas prévus par la Charte des Nations unies, notamment la légitime défense, qui doit être justifiée et proportionnée à l’agression subie et ne pas durer dans le temps, comme c’est le cas en Ukraine.
Il y a vingt ans, les forces armées américaines, britanniques, polonaises et australiennes avaient engagé l’opération “Liberté de l’Irak”, une guerre illégale au regard du droit international. George Bush avait justifié une “guerre préventive”, mais je raconte dans le livre qu’à cette époque, Vladimir Poutine l’avait dénoncé avec les mêmes arguments qu’on lui oppose aujourd’hui. Cette guerre a constitué un redoutable précédent de violation du droit international. En Ukraine, Vladimir Poutine a déclenché ce qu’il a nommé une “opération spéciale” destinée, à l’origine, à “démilitariser” le pays et surtout à le “dénazifier”.
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