Une sélection de livres pour revenir chez vos libraires de Lyon qui, pour la plupart, ont rouvert leurs portes depuis le 11 mai.
Un séjour cruel au pays de Leïla Slimani
Depuis qu’elle a livré au quotidien Le Monde le Jour 1 de son Journal de confinement, Leïla Slimani a été le sujet de nombreuses railleries et critiques jalouses autant qu’acerbes. Qualifiée de “bobo hors-sol”, de “Marie-Antoinette à la campagne”, elle mériterait plutôt notre admiration. En tout cas pour son dernier roman, Le Pays des autres. Elle y retrouve toute la verve cruelle et l’acuité psychologique qui caractérisaient Dans le jardin de l’ogre (paru en 2014) et Chanson douce (prix Goncourt 2016). Mais avec une ambition et une amplitude de vue sans doute supérieures. Par les dix années que couvre le roman, ses personnages nombreux, de premier comme de second plan et la perspective historique qu’il offre. Le récit, qui devrait être suivi de deux autres pour former une trilogie, nous emmène au Maroc, juste après la Seconde Guerre mondiale. C’est là que la jeune Alsacienne Mathilde a suivi sont récent époux Amine, marocain devenu un héros français après le combat qu’il a mené contre les nazis. Ils tentent de mettre en valeur une terre rocailleuse et ingrate, située dans un pays à la fois lumineux et sombre. L’adaptation à ces conditions d’existence n’est facile ni pour l’un ni pour l’autre, ni pour leur fille qui naît au début du roman ni pour le bébé qui suivra. Leïla Slimani décrit l’intimité du couple, sa sensualité qui confine parfois à la sauvagerie, ses disputes incessantes aussi bien que les obstacles qui surgissent de l’extérieur. Elle montre les ravages liés au colonialisme, au racisme qui l’accompagne mais aussi les méfaits commis dans l’autre camp. Celui des nationalistes musulmans qui combattent la domination française d’alors, la violence qui les anime, leur désir de vengeance qui ne peut que se résoudre dans le sang. Tout se mêle savamment grâce à la langue de l’auteure, impeccablement maîtrisée. Elle parvient à saisir l’intériorité de chacun de ses personnages, tout en suivant le fil de la narration, beaucoup plus classique qu’à l’accoutumée.
Certaines scènes, d’une implacable cruauté, s’inscrivent à jamais dans notre imaginaire. On pense à Guy de Maupassant qui savait lui aussi dépeindre la férocité des paysans attachés à leur terre. Même s’ils sont ici marocains et non normands.
Caïn Marchenoir
Le Pays des autres, Leïla Slimani, Gallimard, 368 p., 20 €.
Tragédie corse
On se souvient de la belle trouée de lumière offerte par Première à éclairer la nuit, roman (paru en 2016 chez P.O.L) écrit par la comédienne et désormais auteure Jocelyne Desverchère. On retrouve la même intensité, la même brièveté incisive dans son troisième opus, Insulaires. Mais ce ne sont plus les pentes de la Croix-Rousse qui lui servent de décor, et d’inspiration. Ce sont les montagnes corses. Ainsi qu’un village complètement isolé du reste du monde... C’est là que se rend la narratrice, Hélène, avec son compagnon. Elle est à la recherche de ses origines, de sa trouble généalogie dont elle veut percer le mystère. Ce n’est pas sans risque dans un endroit qu’elle définit ainsi : “Ici finit la civilisation !” D’abord unis par un désir qui semble inépuisable, les deux amants croisent d’étranges personnages. Dont un jeune homme, sauvage, toujours muni d’une hache et suivi d’une truie apprivoisée... Hélène finit par apprendre que son père a été pendu dans des circonstances indéfinies. Probablement un règlement de comptes. Cette découverte, accompagnée de nombreuses tensions qui se font jour autour d’eux, précipite leur départ. Mais lors d’une ultime promenade en montagne, le drame se noue.
C. M.
Insulaires, Jocelyne Desverchère, éditions P.O.L, 160 p., 16 €.
Dernières lueurs de l’adolescence
Sébastien Berlendis, auteur notamment de Revenir à Palerme (2018), est aussi prof de philo dans la périphérie lyonnaise. À l’occasion de l’un des derniers devoirs de l’année, il a demandé à ses jeunes élèves de plancher sur un sujet particulier : si vous ne deviez garder qu’un seul souvenir avant de perdre la mémoire, quel serait-il ? Les réponses sont dans ce livre, Des saisons adolescentes. Sous la forme de courts textes de deux ou trois pages qu’il affirme avoir très peu corrigés, réécrits. (Il y a aussi sa propre contribution.) N’empêche que l’on est surpris par la qualité littéraire de ces brefs récits, souvent empreints de sensualité, laissant parfois affleurer une étonnante mélancolie.
C. M.
Des saisons adolescentes, Sébastien Berlendis, Actes Sud, 228 p., 12,80 €.
Les enfants d’abord !
“Dès 1941, les nazis ont commencé à massacrer les Juifs, massacre officialisé en janvier 1942 sous le terme de ‘solution finale de la question juive en Europe’[…]. À partir de 1942, date du départ du premier convoi de déportation en France, le gouvernement de Vichy est impliqué dans le génocide : il est sommé de livrer les Juifs de France.” Ainsi l’historienne Valérie Portheret évoque-t-elle la situation française à cette époque. Avant de se pencher particulièrement sur “son” sujet, un sujet qui n’avait jusque-là jamais fait l’objet d’un livre : le sauvetage de 108 enfants, séparés de leurs parents, exfiltrés du camp de Vénissieux. C’est pratiquement heure par heure, quand ce n’est pas minute par minute, que Valérie Portheret nous fait revivre l’action héroïque menée conjointement par des associations catholiques, juives et résistantes pour que ces enfants puissent échapper à l’enfer des camps de concentration, où furent emmenés leurs parents. Il lui a fallu 25 ans de recherches, une thèse comprenant des milliers de pages pour aboutir à ce livre qui se lit, malgré l’horreur qu’il raconte, comme un roman – de surcroît accompagné d’illustrations bouleversantes. Sans compter les rencontres, dont elle fait le récit, menées quelquefois à l’autre bout du monde, d’un très grand nombre de ces enfants survivants, presque sept décennies plus tard. Serge Klarsfeld l’indique dans la préface de ce précieux ouvrage qui ne doit pas seulement concerner les historiens, les spécialistes mais le grand public : “Ce sauvetage de Vénissieux représente ce que fut en général le sauvetage des enfants juifs dans une France où l’État ne protégeait pas les Juifs, mais les persécutait.”
C. M.
Vous n’aurez pas les enfants, Valérie Portheret, XO Document, 234 p., 18,90 €.
Alerte à la Maison-Blanche
Il y a quelque chose de comique dans le livre signé Anonyme, récemment paru chez Grasset, Alerte, un haut responsable de l’administration Trump parle. Pourtant, ce n’est ni un pamphlet ni même une satire. C’est un récit détaillé et une analyse documentée de tout ce qui concerne le dernier président des États-Unis en date, candidat à sa réélection, Donald Trump. Sans aucune concession, il y est présenté comme une caricature de lui-même, une manière de cinglé, prévisible seulement dans son imprévisibilité, d’une prétention sans borne, égoïste, velléitaire et couard sous ses dehors de matamore. Aussi bien, le sourire qui naît sur nos lèvres à la lecture de ses “exploits”, inédits ou connus mais toujours restitués dans leur contexte, laisse-t-il vite place à un sentiment de peur. “Dans l’histoire de la démocratie américaine, nous avons eu des présidents indisciplinés. Nous avons eu des présidents inexpérimentés. Nous avons eu des présidents amoraux. Jusqu’à présent nous n’avons jamais eu les trois en même temps.” Cette phrase, reprise en quatrième de couverture, résume parfaitement l’ouvrage. Il fait actuellement scandale aux États-Unis. Parce que c’est un témoignage qui ne peut être pris à la légère. Il n’est pas l’œuvre d’un opposant frustré par la défaite des démocrates. C’est celle d’un homme, ou d’une femme, républicain(e) de cœur et de conviction, qui a participé au gouvernement Trump, en tant que haut responsable. Qui a vu de l’intérieur l’ampleur du désastre. Et qui a décidé de marquer, contre son camp, un but qu’il voudrait décisif. Pour que la catastrophe ne dure pas quatre ans de plus.
Kevin Muscat
Alerte, un haut responsable de l’administration Trump parle, Anonyme, éditions Grasset, 400 p., 22 €.
La lecture, mode d’emploi
Sans doute le confinement auquel nous sommes soumis à l’heure d’écrire ces lignes va-t-il être l’occasion pour certains d’entre nous (ceux qui en auront le temps et le luxe) d’une forme d’introspection. C’est ce à quoi se livre Clémentine Mélois dans son dernier ouvrage Dehors, la tempête (référence à une pièce de Shakespeare). On connaissait l’auteure et plasticienne pour Cent titres, où elle se livrait à un savoureux détournement des couvertures de classiques de la littérature. Cette fois, Clémentine Mélois, membre de l’éminent OuLiPo, qui marche dans les pas de Georges Perec, réalise un autoportrait à travers des lectures et souvenirs de lectures. Et explore la manière dont ceux-ci infusent notre vie de tous les jours ou à l’inverse comment notre quotidien pénètre nos lectures, comme dans un échange avec les auteurs, fussent-ils d’une autre époque. De là, Clémentine Mélois ausculte ce qu’elle appelle sa “capacité d’émerveillement” mais aussi les bouleversements du langage – que comprendrait Perec ou Jules Verne d’un monde où les mots diraient “J’ai bloqué un troll sur insta” ou “On est sur un bien atypique, il va falloir se positionner rapidement.” ? En cela Dehors, la tempête est un salvateur petit livre nous permettant, comme la littérature le fait si bien, de “ranger le monde”.
K. M.
Dehors, la tempête, Clémentine Mélois, éditions, Grasset, 192 p., 17 €.
Comment la musique change le monde
“La musique se compose d’ondes sonores que nous rencontrons en des lieux et des moments spécifiques. Elles sont produites, nous les percevons, puis elles s’éteignent. Mais l’expérience de la musique ne s’y réduit pas. Elle comprend également le contexte dans lequel ces ondes sont émises”, écrit David Byrne page 339 de son colossal Qu’est-ce que la musique ? C’est une définition de la musique mais elle ne suffit pas à la résumer et c’est ce que tente de nous faire comprendre l’ancien leader des Talking Heads, en même temps qu’il essaie de circonscrire ce qui fait la musique, tout ce qui la fait, dans un ouvrage plein d’érudition et richement illustré qui donne parfois le vertige. La scène, la technologie (analogique et numérique), l’enregistrement (comment la musique enregistrée a tout changé), l’industrie musicale, la pratique amateur sont approchés dans une perspective historique, technique, sociologique, biologique et neurologique même. Byrne y élabore des théories brillantes comme celle-ci : fut une époque où à l’opéra, genre populaire, on mangeait et s’apostrophait, mais en imposant le silence dans ce lieu, les élites en ont chassé le peuple (un peu comme un certain nombre de directives ont réservé les stades de football aux nantis). Au passage, c’est aussi lui-même que David Byrne raconte dans une sorte d’essai autobiographique alimenté par son expérience au sein des Talking Heads, puis en solo comme musicien mais aussi patron de label (Luaka Bop). Un livre somme, indispensable pour qui se demande pourquoi la musique nous fait tant d’effets.
K. M.
Qu’est-ce que la musique ?, David Byrne, Philharmonie de Paris éditions, 448 p., 28 €.
Mythologie du foot
On ne va pas se mentir, l’un des drames totalement futile provoqué par le Covid-19 est l’annulation des compétitions de foot, l’équation “avoir tout le temps du monde mais aucun match à regarder” étant particulièrement cruelle pour l’amateur du ballon rond, privé de sa drogue quasi quotidienne. Mais c’est peut-être l’occasion rêvée pour les coaches par procuration et les sélectionneurs du dimanche de se lancer dans la lecture, longue, laborieuse mais tellement passionnante de La Pyramide inversée, le livre culte de Jonathan Wilson qui mit si longtemps à être traduit en français. Où l’auteur anglais aborde dans une perspective historique et technique l’évolution du jeu depuis sa création au XIXe siècle en Angleterre et la sophistication sans cesse renouvelée de la tactique à travers les âges, les pays et les spécificités culturelles : du dribbling game anglais au passing game écossais, du 2-3-5 (la pyramide inversée du titre) au WM, du 4-2-4 au catenaccio, du toque sud-américain au gegenpressing allemand qui domine aujourd’hui le carré vert (cf. Le Liverpool FC, sa plus parfaite incarnation). Les grands matches et les grandes équipes (l’Ajax, la Hongrie des années 50…) qui ont révolutionné le jeu ne sont pas oubliés, pas plus que les théoriciens et praticiens qu’en sont les entraîneurs (Sebes, Zagallo, Michels, Herrera, Meisl, Menotti, Bilardo, Sacchi...). Aussi haletant qu’un grand match. Ou presque.
K. M.
La Pyramide inversée, Jonathan Wilson, Hachette Sport, 496 p., 25 €.