Le Lyonnais Bernard Pivot s'est éteint lundi 6 mai 2024 à 89 ans. "Le nautonier de la littérature, l'instituteur national"* - selon Marc Lambron, un autre Lyonnais maître des joutes du verbe - , était un ardent défenseur du Beaujolais, où il avait une maison familiale, dans laquelle son enfance passée l'avait à jamais marqué.
"Ce fut un miracle qui me fit me spécialiser dans le journalisme littéraire, alors que mon inculture dans ce domaine aurait dû, en toute justice, m'en écarter. Et c'est au beaujolais - oui, je sais, c'est à n'y pas croire ! - que je dois cette faveur du destin." raconte Bernard Pivot dans son "Dictionnaire amoureux du vin" (Plon, 2006).
On est en 1958. Bernard Pivot est alors âgé de vingt-trois ans. Il a terminé ses études au Lycée Ampère, institution scolaire fondée en 1519 qui vit passer sur ses bancs Ampère, bien sûr, Baudelaire, Alphonse Daudet, Herriot, Badinter... Son service militaire effectué, il rallie Lyon à Paris pour se rendre au Centre de formation des journalistes (CFJ) - dont il était sorti major un an plus tôt - en recherche de stagiaires. Son rêve est d'intégrer L'Equipe. La directrice du CFJ lui dit qu'elle n'y connaît personne mais, qu'en revanche, elle avait refusé, le matin même, une place de débutant au Figaro littéraire. Ce sera toujours ça de pris, se dit le jeune Pivot.
Il se rend alors dans l'hôtel particulier du rond-point des Champs-Elysées et est reçu par le rédacteur en chef, Maurice Noël, "homme d'une carrure aussi imposante que sa culture".
"Mes réponses l'attristaient de plus en plus. Les Mémoires d'Hadrien ? Non, je n'avais jamais entendu parler de Marguerite de Yourcenar. L'Amour et l'Occident, de Denis de Rougemont ? Je n'en pensais rien puisque je ne l'avais pas lu. Il énuméra une douzaine de noms et de titres (...), auxquels j'opposai un silence de plus en plus honteux. A la fin, ironique, il me demanda s'il m'arrivait de lire."
Et le "miracle" se produisit : le rédacteur en chef lui demanda s'il était parisien ou provincial. "Je suis Lyonnais" lui répondit Pivot. Et Maurice Noël de lui raconter l'Occupation, à l'époque où Le Figaro se replia à Lyon, d'énumérer ses repas de cochonailles arrosés de beaujolais. Et le jeune Bernard Pivot de s'entendre dire à son interlocuteur, "du ton le plus naturel du monde" : "mes parents ont une petite propriété dans le Beaujolais, enfin, ma mère...".
Apostrophes, l'émission de référence en matière de culture à la télévision
A ce moment, le rédacteur en chef releva les sourcils et sembla s'intéresser aux propos du jeune homme.
"- Serait-ce possible d'avoir un petit tonneau, comment les appelle-t-on dans le Beaujolais, ces tonneaux d'une dizaine de litres ?
- Des caquillons ?
- Voilà, un caquillon ! Payant, cela va de soi.
- Rien de plus facile. Dans huit jours, vous l'avez.
-Eh bien, convenons que je vous prends à l'essai pour une période de trois mois. Vous commencerez lundi."
Et de lui tendre quelques livres, lui demandant de lire sans attendre. On connaît la suite : Bernard Pivot ne releva jamais la tête.
Seize ans plus tard, en janvier 1975, il lance Apostrophes sur Antenne 2, qui sera l'émission littéraire de sa vie et deviendra l'émission de référence en matière de culture à la télévision, faisant partie de la mémoire collective. De 1990 à 2001, il anime et produit Bouillon de culture,
En 2014, à soixante-dix-neuf ans, il intègre Le Petit Larousse, entre un pape et un roi du Net. La gloire pour "Pivot Bernard", qui s’insère entre Bergoglio Jorge Mario, plus connu depuis quelques mois sous le nom de "pape François" et Zuckerberg Mark, fondateur de Facebook.
La présence dans un dictionnaire de celui qui a marqué l’audiovisuel français est amplement méritée tant l’homme est un amoureux inconditionnel de la langue de Molière et n’a eu de cesse de partager cette passion.
Bernard Pivot en 5 dates
1935 : naissance à Lyon, enfance à Quincié-en-Beaujolais
1958 : entrée au Figaro littéraire, dont il deviendra chef de service.
1975 : lancement de l'émission télé Apostrophes.
2005 : devient juré du prix Goncourt
2013 : est désigné président de l'académie Goncourt
Bernard Pivot est né à Lyon, le 5 mai 1935. Pendant la la guerre, son père - épicier - prisonnier, il se réfugie avec sa mère dans le Beaujolais. Une enfance qui le marquera. Propriétaire d'une maison à Quincié, Bernard Pivot a toujours pris la défense, notamment dans Lyon Capitale, d'un "vignoble extraordinaire", victime d'une "d’un ostracisme moutonnier, d’une sorte de défiance, souvent irrationnelle".
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Avec un sens de la formule inouï, voici comment Bernard Pivot définissait le beaujolais : "le beaujolais est avant tout un vin de lutte des classes. C’est le vin des canuts et le vin des rad-soc’s. Le vin de Gnafron et le vin d’Édouard Herriot. Le vin des bleus de chauffe et le vin des costumes-lavallière. Le vin de la Vache-qui-rit et le vin du gigot-qui-pleure. Le vin des mâchons entre vieux potes et le vin des déjeuners de famille. Le vin de la gauche-saucisson et le vin de la droite-pot-au-feu. Le "beaujolpif" des meetings et le saint-amour des mariages."
Bernard Pivot , défenseur du musée des Tissus et des Arts décoratifs de Lyon
En septembre 2017, Bernard Pivot était à Lyon, en visite au musée des Tissus et des Arts décoratifs. À l’approche de la réunion devant fixer le sort de l’établissement, il a fait part de son indignation face à son éventuelle fermeture. il a tenu à affirmer son soutien, mais surtout son "indignation à l’idée que ce musée puisse fermer à l’initiative de Lyon". "Le fermer, c’est trouer la mémoire de Lyon, déchirer son passé et mépriser le travail des canuts mais aussi celui des industriels du textile. Je veux croire, par un excès d’optimisme peut-être, que la place de ce musée est à Lyon."
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* "Bernard Pivot était le passeur suprême, le nautonier de la littérature, l'instituteur national." Marc Lambron, de l'Académie Française, dans Le Point du 6 mai 2024.