Alors qu’Édouard Philippe s’invitait au journal de TF1 pour durcir le ton, 600 Gilets jaunes du groupe Lyon-Centre se sont rassemblés lundi soir devant la Bourse du travail pour leur deuxième assemblée générale. À une écrasante majorité, ils ont voté contre la déclaration en préfecture des prochaines manifestations et pour l’amnistie générale de tous les Gilets jaunes interpellés depuis le début du mouvement. Mais ils ont aussi essayé, durant trois heures et malgré le froid, de réinventer une nouvelle forme de débat démocratique.
“On est en train de faire naître un débat citoyen, ce n’est pas parfait, tout est à construire.” Autour de la sono improvisée, il reste encore plus de 200 Gilets jaunes après trois heures de débat dans la nuit et le froid, place Guichard. Ils étaient trois fois plus au début de cette deuxième assemblée générale des Gilets jaunes Lyon-Centre, qui s’est finalement tenue dehors, faute de place à l’intérieur de la Bourse du travail. À 19 heures, ils étaient nombreux à voir une volonté de la mairie de Lyon de “briser le mouvement” en limitant les entrées à 300 personnes dans le bâtiment en raison d’une panne de l’alarme incendie, mais le format semble avoir plu, puisque durant l’AG une proposition de “faire toutes les prochaines AG dehors, pour s’emparer de l’espace public” a été adoptée.
Un patchwork populaire comme on n’en a jamais vu
Le plus impressionnant, pour qui se souvient des affrontements qui ont pu éclater entre “gilets jaunes” place Bellecour au début du mouvement, c’est la capacité à faire coexister, durant trois heures, de manière apaisée, des prises de parole parfois extrêmement contradictoires. Ici aussi, on a pourtant vu se côtoyer des Identitaires revendiqués et des “antifa” nettement plus nombreux et présents au micro. La place Guichard ne saurait être pleinement représentative d’un mouvement né sur des ronds-points, quand ici les Gilets jaunes présents étaient sans doute plus urbains, plus politisés aussi et moins radicaux que la moyenne. En un mot, les “alter” des villes étaient plus représentés que les Gilets des champs. “Je vois plus de gilets verts et rouges que de gilets jaunes de terrain. Ça les gonfle, les réunions qui n'en finissent plus”, regrettait d'ailleurs Christophe, du rond-point de Feyzin. Il n’empêche, durant trois heures, c’est un patchwork populaire comme on n’en a jamais vu qui a réussi à faire débattre dans un climat de relative bienveillance réciproque des étudiants engagés, des travailleurs précaires, des retraités au minimum vieillesse, des jeunes bien habillés, écharpe de l’OL autour du cou, des chefs de petites entreprises, autant d’hommes que de femmes…
Un incident résume bien l’ambiance générale. Dans la commission “revendications”, un groupe de jeunes a commencé à s’emporter contre un petit groupe dont les commentaires avaient de quoi les révolter : “Ça suffit, dehors !” Des médiateurs sont immédiatement intervenus pour les appeler au silence, afin que la discussion collective puisse continuer : “Taisez-vous. On ne s’entend plus.” “Mais lui dit des trucs racistes. Il parle du Crif alors que ça n’a rien à voir. Et elle vient de dire qu’elle ne voulait pas se faire violer par des migrants ! En 35, on a laissé parler les fascistes et ils sont arrivés au pouvoir…”, se révoltait un étudiant. Un grand barbu l’a convaincu de s’apaiser : “Ils ne gagneront jamais, laissez-les parler, vous les nourrissez en réagissant.” “L’important, c’est qu’on puisse poursuivre le débat. Par contre, il dit un truc comme ça au micro, je lui casse les dents”, a ajouté un deuxième médiateur alors que le calme était déjà revenu. De fait, aucun dérapage raciste n’a eu lieu au micro, où au contraire une déclaration “antifasciste” contre “les Identitaires qui sont parfois dans nos cortèges” a été largement acclamée, ainsi qu’une autre appelant “à être beaucoup plus inclusif avec les personnes racialisées, qui ne sont pas très nombreuses dans le mouvement des Gilets jaunes, il faut le reconnaître”.
Des revendications variées dont le tri sera fait sur Facebook
En réalité, le débat avait lieu à plusieurs niveaux. Au micro, des témoignages souvent émouvants sur les difficultés de fin de mois et des revendications variées pour “une Europe sociale et solidaire”, “l’abolition de la CSG”, “la nationalisation des réseaux routiers”, “la démission de Macron”, “un statut digne pour les réfugiés”, “la protection des lanceurs d’alerte” et “des journalistes d’investigation”, “le droit au travail et au logement”, le “remplacement du Sénat par une assemblée de citoyens tirés au sort”, “300 euros de plus sur tous les revenus” ou encore “la gratuité des TCL”… Dans l’assistance, des commentaires des plus variés : “Mais il y a plus de thunes, on fait comment ?”, “Et plus de frites à la cantine aussi ?”, “C’est carrément le communisme !”, “Avant de s’occuper des migrants, faudrait s’occuper des Français !”… Et des discussions finalement assez calmes qui s’enclenchent. “Mais c’est le capitalisme, le problème, pas les migrants”, tente une jeune fille auprès d’une retraitée qui se plaint que “Macron traite les Français de fainéants, mais c’est faux, ce sont les migrants qui ont pris tout le boulot”. La retraitée reprend la conversation ensuite : “Moi, je leur veux pas de mal, mais ils ont un pays. Nous, on en avait un magnifique, où on avait tout : la Sécu quand on était malade, les Assedic quand on était au chômage, la Caf quand on avait des enfants… L’Europe est en train de tout nous enlever. Je ne suis pas raciste, j’aime les gens. Mais Macron qui a le culot de dire qu’on doit payer parce qu’on a colonisé…”
Chacun s’exprime et personne n’entre vraiment dans les débats. Plutôt que d’argumenter, un point de rencontre est rapidement trouvé : “C’est pour ça qu’il faut un référendum d’initiative citoyenne, c’est le RIC qui décidera.” En attendant, les débats sur les revendications à retenir seront tranchés sur Facebook, jugé plus représentatif que l’assemblée générale, où tous n’osent pas forcément s’exprimer. Autre point de convergence, le peu de considération pour la démocratie représentative. Seuls “les maires des 36 000 communes” sont globalement épargnés, mais toute forme de récupération politique est largement conspuée. Un peu à l’écart, un ancien explique à un plus jeune : “Aujourd’hui, on ne vote pas, on élit des gens. La souveraineté, c’est permettre au peuple de voter des lois. Et d’avoir des mandats révocables, comme ça, si on n’est pas d’accord, on change.”
On reste loin des “foules haineuses” et des “factieux” qui veulent faire “tomber la démocratie”
La soirée s’est calmement déroulée ainsi, avec des tentatives d’inventer de nouvelles formes de débat “où aucune minorité ne peut imposer sa loi à la majorité”, avec une défiance manifeste pour toute forme d'élection de représentants, et une recherche de nouvelles manières de prendre des décisions, qui rappelle le mouvement Nuit Debout ou en Italie les plateformes collaboratives du Mouvement 5 étoiles. On reste loin des “foules haineuses” et des “factieux” qui veulent faire “tomber la démocratie”… Mais les élus macronistes trouveront dans le compte rendu de l’assemblée générale de quoi entretenir leur alternative “Macron ou le chaos” puisque, même à Lyon, où les Gilets jaunes sont réputés relativement modérés, on refuse dans des proportions écrasantes de “condamner les casseurs”, de mettre en place un service d’ordre “pour les évacuer” ou même de déclarer en préfecture les prochaines manifestations. Le ton menaçant d’Édouard Philippe sur TF1 le soir même n’a ici convaincu personne. Au contraire, loin d’entrer dans la logique du Premier ministre consistant à différencier les “gens qui manifestent pacifiquement” et “les casseurs”, on y appelle à la solidarité avec le boxeur Christophe Dettinger, qui “a pété un câble après avoir été gazé” et on exige “l’amnistie de tous les Gilets jaunes interpellés depuis le début du mouvement”.
À la fin, même sur l’organisation des prochains événements, c’est la formule “chacun fait comme il le sent” qui s’impose. Une chose est sûre, avec une dizaine de rendez-vous évoqués dans les prochaines semaines, la mobilisation des Gilets jaunes n’est pas près de faiblir à Lyon.