"C’est toujours pareil, on organise dans cette ville des événements prestigieux qui coûtent un pognon fou, alors qu’il n’y a pas un rond pour les artistes de la région." C’est un ami plasticien lyonnais qui me parlait ainsi le jour de l’inauguration de la Biennale d’art contemporain. Je lui servis en rigolant une mauvaise réplique : "Moi, je suis un régional pur sucre et je suis bien exposé pendant cette Biennale au musée d’Art contemporain." Cette réalité me concernant étant un arbre qui cache la forêt, je reconnus dans ses reproches le refrain que j’entendais il y a vingt ans lorsque j’étais adjoint à la culture de la ville de Lyon. Les choses n’avaient donc pas bougé ? Rien ou presque pour soutenir les artistes du cru ? Et pourtant j’avais mis le paquet à l’époque. En tchatche d’abord.
"Montre-moi tes artistes et je te dirai qui tu es"
Désirant aider les artistes de notre ville, base d’une politique de création et d’une multitude d’emplois qui en dépendent, les collaborateurs du ministère de la Culture, par exemple, j’avais imaginé une série de slogans : "Une ville n’est véritablement culturelle que lorsqu’elle est capable de produire des artistes", "Ne pas confondre importation de la culture des autres, qui alimente la diffusion, avec ses propres ressources artistiques", " Montre-moi tes artistes et je te dirai qui tu es", "Il n’y a pas plus grande fierté pour les habitants d’une cité que de partager le même lieu de résidence avec des artistes reconnus"... Même si, à Arles ou à Aix-en-Provence, Van Gogh et Cézanne furent méprisés de leur vivant, voire éjectés. Qu’à cela ne tienne. À deux doigts de les considérer comme enfants chéris du pays, ces villes font du fric aujourd’hui en exposant leurs œuvres. Du grand cynisme. Ou de la reconnaissance tardive…
Avec toute cette tchatche, je finis par obtenir des moyens, dont la création des Subsistances, par exemple, ce qui me permit de développer les budgets, alors que j’étais parti avec, comme instructions, de réduire tout le monde de 5%. Mais on ne va pas revenir là-dessus.
Quand les artistes s’imposent
L’enseignement que j’en tire, c’est que les artistes ont de la difficulté à regrouper leurs forces. À Marseille, que je connais bien (pendant dix ans, jusqu’à 2014, j’ai assuré la responsabilité de la Formation avancée itinérante des arts de la rue, FAI AR), ce sont les artistes qui ont imposé les arts de la rue avec, entre autres, une Cité regroupant neuf structures. Ce n’est surtout pas la municipalité qui en a eu l’idée et encore moins le développement et la programmation.
Aujourd’hui, on en connaît les conséquences pour cette ville, qui lui doit en grande partie le titre de Capitale européenne de la culture. J’ai toujours été étonné au moment du débat houleux des Subsistances, dans les années 1990, entre élus à Lyon, que les artistes n’aient pas squatté ce lieu fascinant. C’était facile. Pour peu, je les aurais encouragés à le faire. Cela m’aurait aidé.
À Nantes, c’est l’inverse
C’est un maire, Jean-Marc Ayrault, avec une très forte sensibilité culturelle, qui a fait de cette ville une capitale de la création contemporaine dans toutes les esthétiques. Pour y parvenir, il a composé une Dream Team avec Alexandre Chemetoff comme urbaniste, Jean-Luc Courcoult (le créateur de Royal de Luxe), François Delarozière et ses machines géantes dans l’île de Nantes, Jean Blaise et ses ovnis de folie…
Il ne sert à rien de s’en prendre systématiquement aux élus. Les maires font leur travail pour faire rayonner leur ville, obsédés à juste titre par les conséquences économiques. Et personne ne leur en voudra pour ça. Surtout en période de crises permanentes (euphémisme). Ils organisent des événements à retombées culturelles positives à court terme, économiques à long terme, lesquels absorbent une part importante de leur budget, mais au détriment, entre autres, des artistes de la cité qui galèrent.
Se regrouper dans le même sens
Alors ? Alors, ayant été de l’autre côté de la barrière, j’aurais tendance à conseiller à mon ami du début de cet article une stratégie qui se développerait en deux temps. S’il veut que les choses changent dans les vingt prochaines années pour son art, alors que rien, d’après lui, rien n’a bougé depuis vingt ans (là, il exagère un peu), qu’il prenne exemple sur les artistes marseillais.
Ils se sont réunis autour d’un projet cohérent : celui de la Cité des arts de la rue, avec des retombées pour la ville. J’ai vécu et participé à cette union combative après avoir été adjoint à Lyon. L’essentiel est de se regrouper sur un projet commun d’envergure, et non sur des projets individuels mis côte à côte avec moins de sens. Le soumettre. Il y a toujours un décideur qui écoutera. A Lyon, des projets collectifs comme la Mapra (Maison des arts plastiques Rhône-Alpes) et celui des galeries de la rue Burdeau - au Havre, les Amarts (promotion des artistes havrais) -, ces quelques exemples, initiés par des artistes ou collatéraux, sont très porteurs, pour les créateurs et pour la ville. Ils méritent beaucoup de soutien. L’existence d’un marché de l’art est l’un des droits d’entrée obligatoires si l’on veut côtoyer les autres cités internationales.
Salut, Crespin
Se rappeler que, pour les élus, les suggestions d’idées par les associations sont fondamentales. Peut-être pour se les attribuer par la suite, sûrement pour faire avancer les projets et leur mandat. Ne jamais relâcher la pression. Michel Crespin, le pape des arts de la rue, fondateur de la Cité du même nom à Marseille, du premier CDN des AR, du festival d’Aurillac, de la Formation avancée itinérante des arts de la rue (FAI AR)… décédé trop tôt en septembre 2014, en avait fait une règle de vie. Je reverrai toujours mon ami avec une colossale maquette en métal de soixante kilos sur les bras, prendre le train pour aller exposer son projet de la Cité qu’il imaginait au ministère de la Culture. Salut, Crespin.