Palais de justice de Lyon
Palais de justice de Lyon © Tim Douet

Procès Marie-Charlotte Garin à Lyon : les clés pour décrypter le débat juridique

Dans le procès intenté par la députée lyonnaise EELV-Nupes, Marie-Charlotte Garin, à un habitant de son quartier, se joue l'interprétation de la règle de droit.

Mardi 16 mai. 16h30. Salle E du tribunal judiciaire de Lyon. Jean-Bernard J, 52 ans, habitant de la place Mazagran, à la Guillotière, est à la barre. Il lui est reproché d'avoir commis, le 12 octobre 2022, le délit sanctionnant la mise en danger d'autrui par diffusion d'information au préjudice de Marie-Charlotte Garin, députée EELV-Nupes de la 3e circonscription de Lyon.

L'enjeu du procès
La portée et le périmètre du délit mise en danger d'autrui par diffusion d'information (article 223-1-1 du Code pénal) : « Le fait de révéler de diffuser ou de transmettre par quelque moyen que ce soit des informations relatives à la vie privée familiale ou professionnelle d’une personne permettant de l’identifier ou de la localiser aux fins de l’exposer ou d’exposer les membres de sa famille à un risque direct d’atteinte à la personne ou aux biens que l’auteur ne pouvait ignorer. »Le délit est puni de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende. La peine est portée à cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende quand les fais sont commis au préjudice du titulaire d'un mandat électif public.

En l'espèce
L'accusé est jugé pour avoir divulgué l'adresse d'une députée en publiant, sur Twitter et Facebook, une photo de l'immeuble où cette dernière habite et une autre de l'interphone avec son nom.

Il est reproché à l'accusé, aujourd'hui demandeur d'emploi en situation de handicap, journaliste à Lyon Capitale au début des années 2000, d'avoir publié, sur ses comptes Twitter et Facebook, une photo de l'immeuble, avec le numéro, où réside l'élue, ainsi qu'une photo de l'interphone avec son nom. Et ce commentaire : "ce produit préfabriqué à Science Po se pavane pour la justice sociale, les sans toits, la 'solidarité'. OK."

Jean-Bernard J relate sa vie à la Guillotière, depuis 1991, "entre dealers et toxicomanes", la manière dont a évolué le quartier a évolué, entre, d'un côté, un "mouvement de gentrification très fort" et, de l'autre, "une petite poche populaire avec énormément de difficultés, de violences, de délinquance et de trafics de stups".

Une longue digression que la présidente Brigitte Vernay coupe sèchement : "le tribunal va vite faire preuve d'impatience". L'accusé poursuit par sa relation avec la députée, "parachutée", qui avait des "propos très enjolivants" sur la Guillotière. Et de raconter l'avoir rencontrée, un jour, en promenant son chien parc Sergent Blandan, dans le même quartier. "J'ai été choqué par l'idée que Mme Garin habite un immeuble de haut standing alors qu'elle sait de quoi on parle, de la pauvreté, des miséreux."

La présidente reprend : "la question est de savoir pourquoi avoir diffusé la photo de Mme Garin et de l'interphone, peut importe ce que vous pensez."

- "Il s'agissait d'une illustration. Mon intention n'était pas de faire du mal à Mme Garin."
- "Mais vous avez dit avoir un petit conflit par le passé avec Mme Garin. Ne serait-ce pas plutôt une petite vengeance ?"
- "C'est juste une question de liberté d'expression.
"
- "Sauf que celle-ci a des limites, le fait de divulguer les informations personnelles".

L'avocate de la requérante a assuré que sa cliente a "eu très peur" et que l'intention de nuire est bel et bien caractérisée. "Je n'ai pas de conflit avec M. J mais ce n'est pas juste que ce soit moi qui change de trottoir quand je le vois passer." a ensuite expliqué la députée qui aurait fait l'objet de 1500 tweets en six mois.

Dans ses réquisitions, le procureur Alain Grellet a mis ce procès en perspective avec la récente démission du maire de Saint-Brévin-les-Pins, en Loire-Atlantique, après l'incendie criminel ayant visé ses voitures et son domicile. "La loi est faite pour protéger ceux qui s'engagent et font vivre la démocratie. Dans ce dossier, dû à une dégradation du débat public, M. J s'autorise à divulguer l'adresse de Mme Garin au risque d'exposer celle-ci à des menaces."

"Cet article du Code pénal peut rassurer le justiciable mais pas le juriste dans son application."

Frédéric Doyez, avocat pénaliste

C'est alors que le procès a pris une toute autre tournure, lorsque Me Frédéric Doyez, conseil de l'accusé, a entamé sa plaidoirie.

Après avoir fait part de son étonnement du fait que Mme Garin ait organisé, en avril dernier, une "agora citoyenne" sur la désobéissance civile, un fait "incompatible avec la fonction" occupée par la députée lyonnaise – avec la question "peut-on enfreindre la loi sous couvert d'une idée qu'on défend ?", comme sujet de réflexion subsidiaire posé au tribunal – le pénaliste a mis en débat le problème de droit que pose, selon lui, l'article 223-1-1 du Code pénal.

Cet article, sur lequel se fonde la plainte de la députée lyonnaise, sanctionne un nouveau délit de mise en danger de la vie d'autrui par diffusion d'information. Cette nouvelle disposition du Code pénal a été créée à la suite de l'assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre 2020, décapité par un réfugié russe d'origine tchétchène radicalisé, pour avoir montré lors d'un cours sur la liberté d'expression, des caricatures de Mahomet.

"Cet article du Code pénal peut rassurer le justiciable mais pas le juriste dans son application." Et d'avancer que les réquisitions du procureur avaient "contourné les difficultés". A savoir l'élément moral.

Pour être condamnée, une infraction pénale, quelle qu'elle soit, doit réunir un élément matériel, légal et moral à savoir l'intention. C'est sur ce dernier aspect, qu'il a estimé non rempli en l'espèce - "on n'est pas dans une atteinte à la personne mais dans de la maladresse et de la liberté d'expression"-, que pour Me Doyez, il y aurait un travers.

Pour lui, ce nouvel article du Code pénal contient deux dols (désigne la volonté de commettre une infraction en ayant connaissance de son caractère prohibé par la loi) qui sont antinomiques. L'un caractérisé par la formule "aux fins de", c'est-à-dire la révélation d'informations personnelles dans un but précis, exposer la personne à un risque d'atteinte, et l'autre par la formule "que l'auteur ne pouvait ignorer", c'est-à-dire ne pouvant ignorer le risque d'atteinte.

"Cette opposition entre dols apparaît contradictoire dans l’esprit du texte mais surtout dangereuse dans la technique pénale."

Yann Mocaër, doctorant en droit privé et sciences criminelles à l'université de Limoges

Dans la littérature juridique, ce nouvel article du Code pénal fait débat. "La rédaction est (...) un peu surprenante, écrit par exemple Guillaume Isouard, avocat à Aix-en-Provence. Les deux approches ("aux fins de" et "que l'auteur ne pouvait ignorer", NdlR) sont différentes : l'une est la recherche consciente d'un objectif (et suppose la démonstration d'un dol spécial à proprement parler), l'autre sanctionne celui qui agit dans un contexte mais abstraction faite de son intention propre."

Yann Mocaër, doctorant en droit privé et sciences criminelles à l'université de Limoges, poursuit : "cette opposition entre dols apparaît contradictoire dans l’esprit du texte mais surtout dangereuse dans la technique pénale. En effet, retenir seulement le dol éventuel, c’est-à-dire la connaissance de l’éventualité d’un danger lorsque l’auteur publie l’identité d’un individu en ligne, constituerait un délit extrêmement large. Cela laisserait une marge considérable à l’opportunité des poursuites qui permettrait alors de poursuivre n’importe quel individu ayant révélé en ligne le nom et l’adresse d’un autre, car l’éventualité de l’utilisation de ceux-ci (...) existe toujours et ne peut être ignorée aujourd’hui par le citoyen moyen. À l’inverse, retenir uniquement le dol spécial nécessite d’apporter la preuve que l’auteur de la révélation d’identité ait agi consciemment "aux fins de" mettre en danger autrui. Cependant, comment peut-on déduire cette intention d’un simple message publié en ligne ?"

"Comment peut-on déduire cette intention de mettre en danger autrui d’un simple message publié en ligne ?"

Yann Mocaër, doctorant en droit privé et sciences criminelles à l'université de Limoges

Cette "contradiction" semblerait être la conséquence d’une défaillance légistique, les travaux parlementaires et l’avis du Conseil d’État, dans son avis, considérant que l’infraction n’est pas constituée lorsque la "révélation ou la diffusion de faits, de messages, de données, de sons ou d’images […] ont pour but d’informer le public alors même que ces informations pourraient ensuite être reprises et retransmises par des tiers dans le but de nuire à la personne qu’elles permettent d’identifier ou de localiser."

Evan Raschel, professeur de droit à l'université Clermont Auvergne considère, quant à lui, que "s’il s’agit d’une incrimination véritablement novatrice au regard du comportement visé, ses différentes conditions d’application, spécialement son élément moral, devraient entraîner sa très faible effectivité."

Mardi 16 mai, en salle d'audience E du tribunal judiciaire de Lyon, Frédéric Doyez, l'avocat de l'accusé conclut à l'adresse du tribunal : "vous avez, je crois, un travail de recherche et d'analyse de ce que recherche le législateur."

Jugement le 20 juin.

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