INTERVIEW - Mohamed-Chérif Ferjani, politologue, spécialiste de l'Islam et du monde arabe tente de répondre à cette question pour Lyon Capitale. Né en Tunisie, il est professeur à l'Université Lyon 2, chercheur à la Maison de l'Orient et de la Méditerranée. Ancien prisonnier politique en Tunisie de 1975 à 1980, il est membre fondateur de la section tunisienne d'Amnesty International. Lundi 7 février, il donnait une conférence à l'Université Lyon 3 sur le thème : "La Tunisie aujourd'hui et demain ?".
Lyon Capitale : Quel est votre point de vue sur les événements qui se sont déroulés récemment en Tunisie ?
Pour moi, ce qui se passe en Tunisie est un événement historique important qui suscite beaucoup d'espoir pour les Tunisiens et pour toute la rive Sud de la Méditerranée, voire le reste du monde. C’est d’autant plus important que tout le monde, en Tunisie comme ailleurs, a intégré l’idée que le système de Ben Ali était trop fort pour être renversé. C'est donc un grand soulagement pour le peuple tunisien.
La partie est cependant loin d’être jouée et pour tourner définitivement la page de la dictature et instaurer la démocratie, la Tunisie va devoir affronter d'autres défis. Malgré la fuite de Ben Ali et de beaucoup des membres de sa famille, malgré l’arrestation ou la mise en résidence surveillée de ses proches qui n’ont pas pu quitter le pays à temps, malgré le début du démantèlement du Parti-Etat comme rouage principal de la dictature, le limogeage ou la mise à la retraite de ministres, de gouverneurs, de haut gradés de l’administration et de la police trop liés au système déchu et considérés comme un obstacle à la réalisation des objectifs de la révolution, voire comme une menace à la sécurité de pays, et malgré les différentes mesures prises par le gouvernement de transition, il reste encore des obstacles à franchir pour atteindre les objectifs de cette révolution.
Quel avenir se dessine selon vous pour la Tunisie ?
Le démantèlement des rouages de la dictature, avec la dissolution du RCD (parti de Ben Ali), est bien entamé ; mais l'essentiel reste à faire pour instaurer la démocratie. Les prochaines élections présidentielles , dans 6 mois auront lieu trop tôt selon moi, car beaucoup de partis étaient jusqu’ici muselés comme toutes les expressions autonomes de la société. Il faut que les expressions sociales et politiques aient le temps de s’organiser, d’élaborer des programmes, de confronter leurs projets, de les faire connaître pour que la population sache pour qui et pour quoi elle va voter. La Tunisie est actuellement dans une période de transition où tout reste à faire, que ce soit au niveau des institutions, des programmes politiques ou encore du code électoral sur la base duquel les élections seront organisées.
Quelles sont les revendications de la population tunisienne ?
Le mot d'ordre principal du soulèvement était : Travail/ Liberté/ Dignité. Pour ce qui est de la Liberté, durant cette période de transition, nous assistons à une reconnaissance des partis politiques qui ont demandé à l’être, le pluralisme politique associatif et médiatique est en passe de devenir une réalité. De même, le gouvernement a ratifié des conventions internationales concernant les droits humains (abolition de la peine capitale, de la torture et des traitements dégradant pour la dignité humaine, adhésion à la création du tribunal pénal international), levé les réserves de la Tunisie sur la convention relative à l'élimination des discriminations à l'égard des femmes (comme l’inégalité en matière d’héritage ou l'interdiction du mariage entre une femme musulmane et un homme non-musulman) ; ce genre de mesure donne une orientation démocratique à l’évolution de la situation et est malheureusement peu médiatisé.
En ce qui concerne la dignité, les Tunisiens ne supportent plus l'arrogance de la police et de l'administration dont les attitudes reproduisent celles de l'ancien système. Des personnes sont mortes sous la torture et brûlées dans un commissariat de police. Dans plusieurs endroits, on continue à traiter la population avec mépris. Des émeutes continuent à éclater partout pour dénoncer ces pratiques. Les Tunisiens veulent être traités avec dignité.
Que doit faire le peuple selon vous dans cette période de transition ?
Il était déjà nécessaire avant de virer certains cadres et agents de la police. Les manifestations étaient, au départ, pacifiques, mais elles sont aujourd’hui souvent violentes à cause de l’attitude de la police et de certains responsables de l’ancien Parti-Etat qui continuent à agir comme par le passé. On ne peut pas exclure une part de manipulation de ces responsables envers la population pour engendrer des émeutes afin de créer le chaos. Le but, pour ces opposants à la révolution, étant de restaurer la dictature et de détourner le mouvement de son orientation démocratique. La population a raison de réagir contre les pratiques de la police et des responsables du RCD.
Que doit faire le gouvernement actuel selon vous ?
Le gouvernement de transition n’a pas le droit de prendre prétexte des agissements qui sont à l’origine des émeutes pour restreindre la liberté d’expression. Il doit permettre la libre expression de toutes les opinions, par tous les moyens légaux, y compris par des réunions et des manifestations publiques, et cela pour celles et ceux qui le soutiennent, comme pour celles et ceux qui contestent, à tort ou à raison, sa légitimité. Pour ce qui est du travail, les pouvoirs publics doivent avoir comme priorité de préserver les emplois existants et créer, au plus vite, de nouveaux emplois, notamment pour les jeunes et dans les régions défavorisées d’où est parti le soulèvement qui a conduit à la chute du régime de Ben Ali.
Est-ce que les propositions des politiques tunisiens en place vous semblent cohérentes ?
L’un des ministres reconduit, et réputé pour être intègre et compétent, avait déjà présenté un plan dans lequel se retrouve beaucoup de ces propositions syndicales et de l’opposition. Ce plan a été écarté d’un revers de main car jugé trop coûteux ! On n’a vu que ce plan risquait d’enlever à la mafia son pouvoir sans tenir compte du coût social et politique de ce rejet. L’Etat doit reprendre l’initiative, renoncer à son désengagement, favoriser l’implantation d’entreprises et d’activités économiques pourvoyeuses d’emplois, et donner l’exemple en consacrant une part plus importante de ses investissements à ses objectifs. Mais, en raison des difficultés inhérentes à la conjoncture actuelle, et de l’urgence d’une politique prenant en compte les espoirs de la population, on ne doit pas courir le risque de décevoir encore une fois. Tous ceux qui veulent et qui ont intérêt à voir une démocratie s’instaurer sur la rive sud de la Méditerranée, doivent y contribuer.
Que peut faire la France pour aider à la reconstruction économique et sociale de la Tunisie ?
La France et les pays européens, qui ont eu tort de porter à bout de bras la dictature corrompue de Ben Ali, ont là une occasion de se racheter, en apportant leur aide à la réussite de la révolution démocratique en Tunisie. Les états européens ont gelé les avoirs de Ben Ali et de sa famille proche (estimés par Forbes à au moins 5 milliards de dollars, l'équivalent du budget tunisien). C’est une enveloppe assez importante pour garantir une aide substantielle à la Tunisie dans l’effort qui doit être consacré à la création d’emplois. Le manque d'emplois risque en effet d'aggraver la crise sociale et de compromettre les espoirs démocratiques. La France et l’Europe disent vouloir aider la Tunisie ; il faut que les actes suivent le discours.
Par comparaison à la Tunisie, pensez-vous que les Marocains respectent leur roi Mohammed VI ?
Au Maroc, le système est différent. Les structures traditionnelles n'ont pas été démantelées et continuent à fonctionner. Il existe une certaine forme de liberté d'expression à la différence de la Tunisie. Par exemple, les chômeurs peuvent parler librement et sont rassemblés dans des associations indépendantes du gouvernement. Il n'y a pas un vide entre le pouvoir et la société. Le pluralisme syndical et associatif existe et c'est très important car il permet de faire le relais entre le pouvoir et la population. Le chômage existe ainsi que des disparités socio-économiques importantes, mais contrairement à la Tunisie, les Marocains accèdent à la liberté d'expression, ce qui permet de tempérer la crise. Au contraire, en Tunisie, tout passe par l'Etat et rien ne se fait encore en dehors de l'Etat.