Le suicide est, dit-on, un “appel au secours”. À l’évidence, celui des policiers n’est pas entendu. Que se passe-t-il donc dans la police ? Hervé D., délégué du Rhône du syndicat Alternative-Police CFDT, et Gaël Blanc, auteur du livre Pourquoi la police souffre ? Enquête au sein des CRS et autres unités, témoignent.
Les chiffres font frémir. 49 agents de police et 16 gendarmes se sont suicidés en 2017. Le dernier, un CRS, le 14 décembre. En 2016, 36 agents de police avaient mis fin à leurs jours. En 2015, 45 policiers et 25 gendarmes se sont donné la mort. En 2014, ils étaient 55 policiers et 22 gendarmes.
L’infernal “management au chiffre”
Pour le syndicat Alternative-Police CFDT, la hiérarchie des policiers fait que trop rarement le lien entre le suicide de ses hommes et leur travail. Officiellement, il est souvent associé à des problèmes personnels. Or, le suicide est "un cumul de paramètres multiples, jamais l’affaire de causes isolées", explique Gaël Blanc. Les problèmes "personnels" pointés du doigt par la hiérarchie ne sont pas déconnectés de leur profession, selon nos interlocuteurs. "Ma famille, c’est mon rempart, confie Hervé D., et c’est pareil pour mes collègues. Alors quand la famille craque à cause du boulot, il ne reste plus rien".
Selon le délégué syndical du Rhône, le problème principal est la gestion des agents et dans "la politique du chiffre" mise en place par la hiérarchie. Il dénonce le management au stress de certains commissaires et critique le système de prime au résultat, qui "encourage à plus de répression et moins de prévention. Ça casse le lien entre la police et la population". A propos de la "tolérance zéro" (pour zéro erreurs) appliquée aux policiers, "certains agents m’ont confiés préférer prendre un coup de couteau que de sortir leur arme et neutraliser l’agresseur. Car s’ils blessent gravement ou tuent la personne en face, c’est fini pour eux. Entre sacrifier leur vie ou leur carrière, ils font un choix", raconte Gaël Blanc.
Comment expliquer ce décalage entre le vécu des forces de l’ordre et la ligne adoptée par leur hiérarchie ? Pour Hervé D. et Gaël Blanc, la réponse est simple : trop de "managers" sortent "tout droit des écoles d'officiers" et se retrouvent en poste "à 23 ou 24 ans". "Les chefs d’aujourd’hui ne passent plus par le terrain. Ils ne gravissent plus les échelons à l’ancienne. Ils se retrouvent à diriger des équipes alors qu’ils n’ont eux-mêmes aucune expérience. Ils ne savent pas ce que vit ou ressent leur personnel".
Les policiers poussés à bout
Pour le syndicat Alternative-Police CFDT, le manque cruel de moyens mis à la disposition des forces de l’ordre accentue leur mal-être. Locaux délabrés et insalubres, cafards dans les vestiaires, hébergement catastrophique sur des missions... Les normes d’hygiène et de sécurité ne sont plus respectées depuis longtemps. Les agents craignent pour leur santé, déjà mise à mal par le sous-effectif handicapant les équipes. "Nombre de policiers sont réquisitionnés sans intermittences. On envoie sur le terrain des agents épuisés et on leur demande d’être irréprochables", une source.
Le manque de moyens a amené la police lyonnaise à sous-traiter ses analyses scientifiques aux laboratoires des Hospices Civils de Lyon. Alternative-Police CFDT regrette la lenteur que prennent les procédures du fait de cet éloignement géographique, outre les questions de neutralité et de transparence que posent cette sous-traitance.
Le sous-effectif du personnel de soutien psychologique se fait aussi ressentir parmi les policiers. Le simple fait de se livrer est déjà difficile, le manque de psychologues rend le suivi très compliqué et limite les capacités d’écoute. Il est parfois impossible pour les agents de parler de leur travail avec leur famille. Les sujets peuvent être trop sensibles ou trop durs. Selon Gaël Blanc, le seul espace de partage s’établit donc entre collègues, accentuant la confusion entre vie privée et vie professionnelle.
Une profession face à la violence
D’après une étude réalisée en 2016 par Oxoda pour Le Parisien-Aujourd’hui en France, 8 Français sur 10 ont "une bonne opinion de la police". "Il ne faut pas non plus croire que les Français sont "antiflics". Ce n’est qu’une petite partie extrémiste de la population qui est dans la haine des forces de l’ordre, clarifie le délégué du Rhône du syndicat Alternative-Police CFDT. On va aller taper sur les boucliers des CRS parce qu’on ne peut pas taper sur autre chose. La police est la représentation tangible du système. Il arrive que nos opinions personnelles ne soient pas si opposées, mais nous faisons notre travail, confie-t-il. La police est le tampon entre le politique et la population. Parfois, il y a un manque de responsabilité dans la prise de décision. Car c’est ensuite aux agents de police de gérer la colère des gens".
Hervé D. et Gaël Blanc déplorent le comportement abusif de certains agents de police, mais insistent sur la nécessité de ne pas les généraliser à l’ensemble des forces de l’ordre. Tous deux mettent en garde contre les vidéos virales représentant des violences policières : "Ces vidéos permettent de témoigner du comportement de certains agents. Mais elles posent également un problème car elles sont souvent mal contextualisées et relayées massivement pour dénoncer l’ensemble de la profession. Depuis quelque temps, les agents sont régulièrement filmés lors d’interventions. On nous insulte et on nous provoque, téléphone portable à la main. Il y a une recherche de la bavure.
“Policiers en colère” n’a rien changé
Entre "devoir de réserve" et besoin de parler, les forces de l’ordre sont à bout de nerfs. Le taux de syndicalisation des policiers, environ 70%, détonne avec le taux moyen pour l’ensemble de la population (11%), car c’est leur seul organe de défense. Malgré tout, de nombreux agents sont sortis de leur silence à l’ occasion du mouvement "Policiers en colère" pour protester contre leurs conditions de travail et demander des améliorations. "Policiers en colère a notamment permis à des collègues d’obtenir un week-end sur deux de repos dans certains commissariats, au lieu d’un week-end sur sept, explique une source. Mais à part ça, rien n’a changé". Et ce ne sont pas les mesures annoncées par Gérard Collomb fin novembre qui feraient dire le contraire.