Toutes sont d'origine turque. A Lyon, leur point commun : la mouvance Kaplan.
En cette fin de samedi après-midi, le Dost Café est bondé. Tout en dégustant du çay, ce thé turc servi dans des verres en forme de tulipe, les hommes jouent tranquillement au Okey, un mélange de rami et de domino. Le Dost est le lieu de rassemblement de la communauté turque de l'est de l'agglomération lyonnaise, sur la route de Genas à Bron. Les conversations restent concentrées sur le jeu. Rien ne semble indiquer que non loin de là, la veille, une perquisition opérée par le contre-espionnage français (la DST) avec le soutien des hommes du RAID a eu lieu dans une supérette turque dans le cadre d'une enquête sur le financement d'un réseau de terrorisme islamiste. Le gérant de la supérette, son épouse, enceinte de deux mois, un de ses cousins, boucher de 27 ans, ainsi qu'un ami de la famille, un grossiste âgé de 38 ans, ont été interpellés vendredi 16 mai à Vaulx-en-Velin et à Bron. Cinq autres personnes ont été arrêtées à Mulhouse, Annecy, aux Pays-Bas et en Allemagne. Ils ont été mis en garde-à-vue pour 96 heures et transférés à Paris. Les hommes du Dost Café n'en savent rien. Seul le patron a entendu parler de l'affaire et, mal informé, d'une connexion des interpellés avec le Hezbollah : "Nous les Turcs, on n'a rien à voir avec le Hezbollah. Le Hezbollah, d'habitude, c'est les Arabes !". Mené par le juge anti-terroriste Thierry Fragnoli, ce coup de filet européen cherche à déterminer les sources de financement, non du Hezbollah, mais du Mouvement Islamique d'Ouzbékistan (MIO) (voir encadré). "L'Ouzbékistan ? Et alors, c'est pas la Turquie ça !" rétorque le patron. "De toute façon, à la supérette, ça fait plus de dix ans qu'ils sont là et il n'y a jamais eu de problèmes. On pouvait pas se douter" reprend un autre qui fait la traduction.
La supérette est elle aussi investie par de nombreux clients. Elle est à un kilomètre du Dost Café. Une douzaine de salariés y travaillent, répartis entre la boucherie et l'épicerie. Certains clients semblent découvrir la perquisition de la veille. L'étonnement et la surprise se lisent sur certains visages lorsqu'on les interroge. Ali, un salarié, était de service : "Ils sont arrivés vers 9h30, ils ont encerclé le magasin. D'abord, les civils sont entrés, ensuite les policiers du RAID. Ils ont fait sortir les clients, fermé les accès. Le patron était avec eux. Il était menotté et cagoulé". Les enquêteurs sont repartis avec les disques durs des ordinateurs et des documents de comptabilité. Ils soupçonnent le gérant du magasin d'avoir utilisé son commerce pour blanchir de l'argent en vue de financer le terrorisme.
Le frère du gérant prend le relais d'Ali, "pour renseigner". "On a eu un contrôle fiscal en 2007 et on s'en est bien sorti. Je suis sûr que nous sommes clean. Tout ça, c'est parce que nous sommes musulmans et que l'Etat a décidé que notre mosquée était une mosquée de terroristes". Après renseignements, il s'agit de la mosquée de l'Union Islamique de France (UIF) à Villeurbanne, un lieu de culte essentiellement fréquenté par des turcs et considéré par les autorités comme l'un des relais, en France, de la mouvance Kaplan (voir encadré). Tout au début de la rue Pascal, la mosquée est particulièrement discrète, cachée dans une cour intérieure derrière une porte de garage. Mais nous n'avons pas été invité à y entrer, devant nous contenter de discuter avec les fidèles sur le pas de la porte.
Les enquêteurs qui ont procédé aux interpellations de vendredi semblent se soucier des liens qui pourraient exister entre le mouvement Kaplan et le MIO. Déjà en janvier 2006, Ylias, un des frères de la famille gérante de la supérette de la route de Genas, a reçu une notification d'expulsion basée sur des notes blanches de la DST (ndlr : notes anonymes) pour, selon son frère, "des propos qu'il n'a pas tenus. La préfecture l'accuse de propos attentatoires à la laïcité et à la démocratie". Il était l'un des gérants de la mosquée de l'UIF et par conséquent soupçonné d'appartenir à la mouvance Kaplan. Les trois hommes interpellés vendredi à Lyon par la DST fréquentaient eux aussi la mosquée et s'y impliquaient. En septembre 2005, c'est un autre membre de la mosquée de Villeurbanne qui est expulsé : Abdullah Cam. Il est considéré, selon les termes de son arrêté d'expulsion dont se fait l'écho l'ONG Human Rights Watch dans un rapport de 2007, comme "l'un des principaux responsables religieux en France de la mouvance islamique extrêmiste dite Kaplan prônant le recours à la violence et à l'action terroriste". Dans le rapport des renseignements généraux sur Cam, les autorités françaises s'inquiètent de "l'existence de noyaux composés de jeunes islamistes turcs issus de la mouvance Kaplan. La dissolution de l'organisation en Allemagne pourrait inciter les dirigeants à transférer leurs activités en France et à radicaliser leur position".
L'Allemagne dissout le mouvement des Kaplancis en 2001. En France, les expulsions de responsables religieux turcs présumés proches de la mouvance Kaplan sont toutes postérieures à cette date, comme celle de Midhat Guler, responsable d'une mosquée à Paris (XIème), expulsé en mai 2004. "Après l'expulsion de Guler, le gouvernement s'est dit que le réseau Kaplan s'était retiré à Lyon avec Abdullah Cam. Après Cam, il y a eu Ylias. Et après ?" interroge un membre actif de la mosquée.
"Il y a quatre tendances chez les turcs. La mouvance Kaplan est marginale dans la région, ils ont une mosquée à Villeurbanne, une autre à Villefranche... peut-être trois ou quatre dans la Région, c'est tout" nuance Azzedine Gaci, président du Conseil régional du culte musulman (CRCM). Un commissaire confirme en confiant au Progrès : "C'est un mouvement assez marginal".
L'opération anti-terroriste de vendredi était qualifiée de " préventive " par de nombreuses sources proches de l'enquête, autrement dit, ces arrestations doivent permettre de lever certaines interrogations des enquêteurs. Ils cherchent à comprendre les conditions de collectes d'argent à destination du MIO et les liens de ce mouvement avec la mouvance Kaplan. "Nous avons fait une collecte de fonds mais c'était pour construire une école à la Al-kindi. Et je ne connais pas ce Mouvement d'Ouzbékistan" explique le responsable de la supérette.
Kara Duran, aujourd'hui simple membre mais ancien responsable de l'UIF, se désole des condamnations et des soupçons qui pèsent sur sa mosquée : "nous avons coupé tous nos liens avec le mouvement Kaplan dés qu'il a été interdit en Allemagne. Kaplan, c'est l'histoire de nos parents et de nos grands-parents lorsqu'ils ont acheté cette mosquée au début des années 1980. A l'époque, ils étaient défendus et protégés par l'Allemagne et le mouvement Kaplan. Ça ne nous concerne plus. Je l'ai dit aux RG plusieurs fois mais on continue à nous regarder comme des radicaux". M. Duran a sa propre explication concernant toutes ces expulsions de responsables religieux turcs : "On cherche à décrédibiliser les Turcs au moment où la Turquie négocie son entrée dans l'Union Européenne. Sarkozy n'en veut pas et nous sommes vulnérables. Nous, on est qu'un prétexte. Quant au Mouvement Islamique d'Ouzbékistan, c'est la première fois que j'en entends parler". Depuis un mois, la mosquée n'a plus d'imam. Il est allé passer quelques jours en Turquie. Selon M. Duran, au moment d'effectuer le retour, la police turque lui a signifié que la France ne voulait plus de lui. Son imam possède pourtant un " passeport vert ". En Turquie, ce passeport est distribué uniquement aux fonctionnaires de haut rang et dispense de demander un visa. Voilà qui confirme qu'un fort soupçon guette les kaplancis, même repentis.
Des abus dans l'expulsion des imams selon Human Rights Watch
Dans son rapport de 2007 intitulé Au nom de la prévention, l'organisation Human Rights Watch pointe l'intransigeance des autorités françaises concernant les " prêcheurs de haine " qu'on appelle dans les médias et dans les discours politiques des " radicaux islamistes ". Pour l'organisation, il s'agit d'un " amalgame " entre ceux qui ont été expulsés suite à une condamnation " liée au terrorisme et ceux qui ont été identifiés par les services de renseignement comme prêchant une forme radicale d'Islam ". L'ONG rappelle que les incitations à la " discrimination, à la haine et à la violence " sont punissables d'un à cinq ans de prison et sont assorties d'amendes. En l'espèce, la loi ne prévoit pas une interdiction de territoire comme sanction supplémentaire.
Repères
Mouvement Islamique d'Ouzbékistan (MIO)
Le MIO avait pour vocation de renverser Islam Karimov, le président ouzbek, et d'instaurer un Etat islamique en Ouzbékistan. La répression du régime de Karimov oblige le mouvement à trouver des alliés en Asie centrale. Ce sont les talibans en Afghanistan qui ont accueilli les moudjahidins du MIO. Le MIO combat pour l'instauration d'un califat en Asie Centrale.
Slim Mazni
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