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Tunisie : "Que les colombes l'emportent sur les vautours"

INTERVIEW - Alors que le nouveau gouvernement tunisien pourrait être nommé dans la journée, une semaine après l'assassinat de l'opposant Chokri Belaïd, Karima Souid, députée à l'Assemblée nationale Constituante, vice-présidente en charge de l'Information et de la Communication originaire de Vénissieux, répond à nos questions. Elle souhaite en finir avec "les manœuvres et questions existentielles politico-politiciennes" et conseille à Manuel Valls "d'abandonner son credo populiste sur l'islam".

Lyon Capitale : Samedi dernier à Tunis, à une centaine de mètres d'une ambassade française, 3 000 manifestants ont crié "France, dégage", brandissant des pancartes martelant "France, ça suffit ! La Tunisie ne sera plus jamais une terre de colonisation." En tant qu'élue tunisienne originaire de Vénissieux en France, comment vivez-vous ces agissements ? Comment les analysez-vous ?

Karima Souid : Vous savez dans la banlieue lyonnaise, il nous arrive de beaucoup nous énerver lorsque nos nerfs sont à fleur de peau (sourire).Dans ce cas précisément, que représentent ces 3000 manifestants devant le million et demi venu assister aux funérailles de Chokri Belaid ? Devant une foule encore plus nombreuse que celle présente le 14 janvier 2011 et qui scandait inlassablement, deux ans après la révolution dite du jasmin, les mêmes slogans de liberté, de démocratie de justice sociale et de dignité.Mélenchon figure politique française était à Tunis pour témoigner sa solidarité à la veuve de Chokri Belaid et à sa famille politique. Il a été accueilli avec chaleur et émotion. La Tunisie et la France, c'est plus que des liens fraternels. Et ce, pour la grande majorité des tunisiens.

Qu'avez-vous pensez des déclarations de Manuel Valls la semaine dernière ?

Il est clair que les déclarations de Manuel Valls sur l'échec des printemps arabes a fait grincer des dents une frange de la classe politique tunisienne aujourd'hui au pouvoir. Mais en disant que la France donnera l'asile politique aux opposants tunisiens, il nous encourage indirectement à continuer le combat pour faire justement réussir ces printemps arabes. Il nous dit de ne pas avoir peur et dresse un filet de sécurité à nous toutes et à nous tous, funambules de la politique tunisienne, cibles potentielles de la violence politique tunisienne.

Pour moi, enfant des Minguettes, franco-tunisienne, tuniso-française, j'espère aujourd'hui que Manuel Valls montrera autant d'intérêt et de compassion pour les enfants de l'immigration, français ou pas. J'espère qu'il se penchera sur la grande détresse et fragilité des femmes et hommes vivant dans les banlieues françaises, dans la discrimination et faisant face aux injustices et humiliations au quotidien. J'espère aussi qu'il abandonnera son credo populiste sur l'islam de France et se penchera véritablement sur les raisons de la désintégration et de la non intégration de plusieurs de ses compatriotes. J'espère enfin qu'il réalisera que les banlieues françaises regorgent de laissés pour compte ne demandant rien de plus que de pouvoir vivre dignement...Tout comme l'avait exprimé un certain Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid en décembre 2010.

Deux ans après la chute de ben Ali , où en sont les relations entre la France et la Tunisie ? On se souvient qu'à l'époque le soutien du gouvernement français à l'ex-dictateur était très mal passé dans l'opinion tunisienne....

Les relations franco-tunisiennes ont beaucoup évolué. Dans le bon sens à mes yeux. La Tunisie est passée de la petite dictature assistée et traitée avec condescendance par l'ex-colonie, à un véritable laboratoire des printemps arabes.Les choses sont dites de manière transparente et audibles. Plus de double langage, ni de double audition. On avait pour habitude de lire des communiqués laudateurs et de deviner le chuchotement de quelques reproches timides.Aujourd'hui, la relation est plus "virile". On traite d'égal à égal. Les chancelleries occidentales ont des démarches plus audacieuses. Les ministères des affaires étrangères français et tunisiens trépignent parfois. Une nouvelle diplomatie se met en place. L'ambassadeur de France en Tunisie a apporté son soutien à une grève de journalistes. Son message était clair. Cela n'a pas toujours plu ici. Mais la société civile tunisienne, véritable contre pouvoir aujourd'hui s'en est réjouie. Cette société civile qu'il faut soutenir représente des centaines de milliers de femmes et d'hommes. Largement plus nombreux que les quelques 3000 fanatiques dont vous faisiez mention.

La Tunisie est actuellement coupée en deux entre les laïcs et les islamistes au pouvoir. Vous êtes membre de l'opposition laïque, êtes-vous d'accord avec le ministre français de l'Intérieur lorsqu'il dit qu'il y a un "fascisme islamiste" en Tunisie ?

Je vous avoue ne pas comprendre cette expression. L'idée me semble claire mais peut être mal exprimée. Je dirai simplement que nous sommes très loin de l'islam démocratique que l'on nous avait "vendu" après les élections du 23 octobre 2011. Nous sommes en pleine fracture entre volonté de progrès et d'amélioration d'une part et tentative de tout refaire à partir d'une page blanche d'autre part. C'est peut être en cela que l'analogie avec le fascisme a du sens. Mais soyons prudents, il y a deux courants islamistes en Tunisie, un premier clairement patriote et ouvert sur le monde et un second non tunisien, importé, wahhabite, haineux et ne nous ressemblant pas. Ou du moins à la Tunisie dont je rêvais de ma petite banlieue lyonnaise et au modèle tunisien auquel je rêvais un jour de participer à reconstruire. En hommage à mon papa que j ai perdu si jeune et à ma maman qui nous a transmis avec amour toutes les valeurs universelles. Qu'elles soient de France ou de Tunisie, peu lui importait.

Vous avez démissionné la semaine dernière du parti Ettakatol qui vous avez fait élire sur la liste des tunisiens de l'étranger à l'assemblée nationale constituante tunisienne. Vous quittez donc ettakatol le 5 février, veille de l'assassinat de l'opposant Chokri Belaïd qui a mis le feu aux poudres en Tunisie, qu'est-ce qui n'allait plus au sein de ce parti ?

C'est un divorce largement consommé, largement muri et réfléchi...Le 5 février était en quelque sorte le dernier passage devant le juge. Nous étions séparés bien avant...On nous avait promis qu'en participant à la troika, nous serions les gardiens des libertés, que nous dénoncerions Ennahdha [parti islamiste au pouvoir, ndlr] de l'intérieur. Vous imaginez bien que pesait sur une frange d'Ennahdha une présomption simple de volonté de transformation obscurantiste de la société. Présomption que l'épreuve des faits a rendu irréfutable.J'ai dénoncé l'affaire de la Mannouba, trépigné devant le silence de Ettakatol, hurlé le 9 avril, le 14 septembre...

Je me suis indignée devant le ministre de l'Intérieur lors de l'affaire du viol de cette victime rendue coupable. Je n'ai cessé de demander que les instructions parlementaires soient faites pour comprendre les nouvelles chaines de commandement au ministère de l'Intérieur. J'ai encore hurlé pour que les réunions du bureau politique d'Ettakatol soient matérialisées par des comptes rendus afin que l'on puisse garder trace des positions des uns et des autres. J'ai été ignorée. J'ai exprimé mon indignation devant la tournure odieuse que prenait la justice tunisienne. En cela, mes interventions à l'ANC étaient en rupture avec la nouvelle ligne du parti, complaisante avec Ennahdha, mais elles sont restées en phase avec les principes originels qui m'ont fait adhérer à ce parti. J'ai été cohérente avec les promesses que j'ai faites à mes électeurs durant la campagne.

Ma démarche déplaisait...Après l'assassinat d'un militant d un parti politique à Tataouine, j'ai encore demandé que le Parti révise sa participation dans cette troika. L'articulation entre les deux petits partis (Ettakatol et CPR) d'une part et Ennahdha n'était pas fonctionnelle. Elle en devenait même dangereuse, car du rôle de garants des libertés, ils sont passés à celui de complices, au mieux dépassés, au pire calculateurs...L'irréparable est alors arrivé le lendemain de ma démission formelle. Ce n'était qu'un aboutissement logique à ce que j'avais tenté, bien seule dans le groupe parlementaire, de dénoncer, après la démission également de mon collègue élu sur France Nord le 9 octobre 2012. Il est triste aujourd'hui de constater qu'Ettakatol a perdu ses 2 seuls députés de France et de l'étranger.

Maintenant que vous êtes indépendante, comment allez-vous faire entendre votre voix, seule, au sein de l'assemblée constituante ?

D'abord, c'est pour être fidèle aux électeurs de France Sud que je continue à me battre aujourd'hui. Mais aussi, pour répondre à toutes celles et ceux qui n'ont cessé de m'encourager et qui attendent beaucoup des femmes démocrates. Lors des obsèques de Chokri Belaid, j'ai pu voir à quel point mon attitude sincère et sans concession était appréciée. Dans un pays encore macho, beaucoup me disaient "voilà un vrai homme à l'assemblée....".Alors, je continuerai à faire entendre "ma voix d'homme dans un corps de femme" dans cette ANC au sein du groupe parlementaire des démocrates. Je rejoins beaucoup de mes autres amis démissionnaires ainsi que les députés démocrates restés dans l'opposition.Je me sentirai moins seule et plus soutenue. Peut-être aurai-je alors moins besoin d'exploser...Je continuerai mon combat dans le calme, épaulée par les "vrais" démocrates.

En vue de sortir de la crise, le Premier ministre islamiste Hamadi Jebali propose de former cette semaine un cabinet de personnalités "sans appartenance politique". Jebali veut en particulier changer les ministres de l'Intérieur, de la Justice et des Affaires étrangères. Les futurs membres du cabinet devront s'engager à ne pas participer aux prochaines élections. Soutenez-vpous cette initiative ?

Initiative un peu tardive certes mais qu'il faut absolument soutenir. Un projet politique doit être défini. Un calendrier annoncé aussi bien pour la constitution, que pour les élections et les réformes et mesures urgentes.Ainsi pour chacune de ces réformes politiques, économiques, sociales, éducatives,....Mr Jebali devra nous proposer le "technocrate" le plus adapté à la situation. Il nous expliquera les raisons de ces choix et nous le soutiendrons alors de manière inconditionnelle. Nous pourrions alors nous consacrer à ce pour quoi nous avons été élus: la finalisation de la rédaction de la constitution. Si cette démarche est respectée et que les partis démocratiques, sans exclusion, participent conjointement à son élaboration, je serais même d'avis, pour ne perdre de temps, que Mr Jebali gouverne par ordonnances (décrets lois).

Je recommanderais que par le truchement de l'article 17.2 de l'organisation provisoire des pouvoirs, cette nouvelle construction soit qualifiée juridiquement de simple remaniement afin que le risque devant l'ANC soit nul, car le passage devant l'ANC ne serait pas sans risques de blocage et de nouvelle paralysie.Le peuple tunisien attend de nous tous d'aller vite pour créer des emplois et juguler la hausse des prix. Les manœuvres et questions existentielles politico-politiciennes n'ont plus aucun intérêt aux yeux des tunisiens lorsque l'on sait les dangers sociaux et sécuritaires qui nous guettent. A ce propos, je souhaite rendre un hommage à Lotfi Zhar et a sa famille, policier tué il y a quelques jours dans l exercice de ces fonctions.

Qu'est ce qui peut aujourd'hui rapprocher islamistes et laïcs en Tunisie afin d'éviter une partition du pays, pire, une nouvelle révolution voire une guerre civile ?

Vaste débat auquel je vais répondre de manière laconique: il faudrait répondre aux attentes sociales des tunisiens, se mettre de manière responsable autour d'une table et ce sans exclusion, pour un véritable dialogue politique national. Il suffit de montrer enfin au peuple que tous les politiques sont à leur service et jamais plus l'inverse. En un mot, il faut montrer que nous sommes responsables et patriotes. C'est ce qu'a fait Jebali et vous avez pu voir l'engouement quasi-unanime pour sa démarche, surtout dans le camp des démocrates et auprès de la frange progressiste dans son parti. J'ai donc encore espoir que les colombes l'emportent sur les vautours....

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