Hôpital Edouard Herriot, Pavillon N, 22h30. De l’autre côté des vitres coulissantes, une demi-douzaine de brancards sont alignés contre le mur. “C’est encore calme pour l’instant”, remarque l’externe qui prend les entrées. Autour des patients : la famille, quelques amis, ou personne. Des sourcils froncés, des yeux égarés, et des relents nauséabonds qui serrent l’estomac. Dans une pièce concomitante, un SDF a été isolé : suspicion de galle, et l’odeur est trop bouleversante pour être supportable. Au détour du couloir, une infirmière prend quelques secondes pour se pencher sur un brancard et calmer l’angoisse d’une jeune fille qui sanglote. Celle-ci a eu un malaise au cours de la soirée, et attend depuis une heure de passer devant le médecin. “Ce n’est pas pour tout de suite, elle vient d’arriver. Il y a en moyenne six heures d’attente” murmure à mon oreille un aide-soignant. Mais celle-ci aura finalement un coupe-file : une demi-heure plus tard, une crise d’épilepsie la fait basculer en “tri 1”, celui des urgences vitales.
En quelques mètres, son brancard atterrit au secteur A -le couloir des pathologies les plus graves- dans un des deux box de réa. Les aides-soignants font un peu la police pour évacuer les familles et libérer un couloir de passage aux brancards. Ils font surtout le relais entre le médecin et les parents angoissés. En face, les secteurs B et C, consacrés aux cas moins urgents, sont bondés. Une trentaine de brancards sont “garés” le long des murs. Des personnes âgées qui ont perdu leur autonomie, des fièvres inexpliquées, des tentatives de suicide, des excès d’alcool, des urgences psychiatriques, un viol en attente d’être constaté par le médecin légiste.
L’aspect humain passe à la trappe
Minuit est passé, le personnel soignant est débordé. “On a une suspicion de méningite”, glisse un interne en attrapant un dossier. Toutes les minutes, les arrivées se succèdent. Il n’y a plus de brancards à l’accueil. Les pompiers poireautent pour récupérer celui de leur camion tandis qu’un aide-soignant file en chercher dans un autre service. La salle d’attente est maintenant saturée. Une quarantaine de personnes. Les patients les moins préoccupants attendent à l’extérieur du pavillon, dans un préfabriqué chauffé où ont été installés des fauteuils. Les yeux imbibés d’alcool, un homme ne tient pas en place sur son brancard, et commence à s’énerver. L’agressivité s’entremêle avec la détresse des patients qui n’en peuvent plus d’attendre. Trois, quatre, cinq fois les patients se tournent vers l’agent administratif qui enregistre les cartes vitales, pour savoir où en est leur dossier médical. Deux des trois aides-soignants de l’équipe de nuit sont mobilisés à l’extérieur du pavillon pour véhiculer des patients vers des examens dans les services spécialisés. “On passe notre temps à manipuler les brancards, soupire Cédric. Du coup nous n’avons plus le temps de faire ce qui doit être notre métier premier : les soins de confort et d’hygiène”. Et avant tout le côté humain : rassurer, informer, apaiser. Apporter un bassin à une personne âgée qui réclame d’aller aux toilettes, doucher un SDF incapable de se tenir debout. Autant de détails censés accompagner le geste technique, mais qui passent à la trappe, faute de temps.
“Pour la direction ce sont des chiffres, pour nous ce sont des patients !”
C’est pour cela que Cédric, comme Lucile, Nathalie, Grégory et 85% du personnel du pavillon N sont en grève depuis deux mois. Une grève pas comme les autres – aux urgences, pas question de ne pas travailler. Leur statut de gréviste est simplement mentionné par un coup de feutre sur leur blouse blanche : “personnel en grève réquisitionné”. Pas de réclamation de hausse de salaire, ni de revendication pour leur retraite : les infirmiers, aides-soignants et agents hospitaliers réclament simplement le remplacement du personnel absent. Sur le papier, les effectifs prévus par la direction pour respecter des conditions décentes d’hygiène et de travail sont de cinq infirmières et cinq aides-soignants pour l’équipe de nuit. De quoi déjà fonctionner à flux tendu pour accueillir en moyenne cent vingt patients par jour. Or dans les faits, seuls trois infirmières et trois aides-soignants composent les effectifs : congés maternité non remplacés, congés maladie, vacances à poser... Les équipes sont en permanence en sous-effectif. “Les crédits de l’hôpital sont dans le rouge, la direction cherche à faire des coupes dans le budget, s’insurge Lucile. Pour eux ce sont des chiffres, pour nous ce sont des patients.” Le poste de préparateur en pharmacie a été supprimé cet été. Sa mission était de préparer les commandes de médicaments, d’en vérifier les doses, de les répartir en fonction des patients. Depuis juillet c’est aux infirmiers de s’en occuper, seuls habilités à manipuler les médicaments. Mais impossible de ménager un temps fixe pour la pharmacie lorsque le couloir d’accueil ne désemplit pas.
Certains confondent les urgences avec un généraliste ordinaire
En trois ans, parallèlement à la diminution des effectifs, la fréquentation des urgences a augmenté de 15%. Vieillissement de la population, réceptacle de la souffrance de la société, les urgences sont la vitrine de l’hôpital public. Tout le monde est accepté, quelque soit la nationalité, quelque soit la couverture sociale, quelque soit le degré d’urgence. “Même les sans-papiers nous les acceptons, explique Eliane, agent administratif depuis près de vingt ans. On ne rejette pas quelqu’un qui souffre sous prétexte qu’il est dans l’illégalité ou qu’il ne pourra pas payer. S’il est hospitalisé, il sera suivi par l’assistante sociale du pavillon. Sinon, il repartira une fois qu’il aura reçu ses soins. Jeunes ou vieux, pauvres ou riches, tout le monde est amené à passer un jour aux urgences.” Tout de même, les CMU sont largement surreprésentées : aux urgences, aucune avance de frais n’est réclamée. Le médecin de garde bout lorsqu’il voit débarquer en pleine nuit une jeune fille dont le mal de dos dure depuis... dix-huit mois. Car une large partie des consultations pourrait dans les faits être effectuée par un généraliste ordinaire. Les prestations s’apparentent quelquefois bien plus à une “permanence des soins”, qu’à une “médecine d’urgence”. Les populations les plus favorisées, quand elles ont le choix, ont tendance à se tourner plus facilement vers les hôpitaux privés comme le centre Saint Luc-Saint Joseph, le deuxième service d’urgence lyonnais après Edouard Herriot. Mais même si, selon Eliane, ces derniers “voient d’un mauvais oeil arriver les CMU, et essayent de les rediriger vers l’hôpital public”, les contraintes semblent à peu près partout les mêmes.
“Nous sommes à la croisée de deux logiques contradictoires”
La grève du personnel soignant vit parallèlement avec une autre grève au pavillon N, celle de l’AMUF, l’association des médecins urgentistes de France, présidée par le médiatique Patrick Pelloux. Les deux mouvements s’inscrivent dans un contexte plus large de paupérisation de la médecine, et de l’hôpital en particulier. En ligne de mire des médecins : le plan d’austérité “Patients, santé et territoire” de Roselyne Bachelot. Un mouvement cette fois de portée nationale, mais qui s’appuie sur les mêmes logiques que la grève interne au pavillon, comme le décrypte le médecin de garde. “Nous nous trouvons à la croisée de deux logiques contradictoires. D’une part les finances de la France vont mal, la santé nous coûte trop cher, et l’État a arrêté d’injecter du budget. D’autre part, aucun homme politique n’a le courage de dire aux Français qu’il leur faut désormais autolimiter leurs exigences médicales. Au contraire, chacun revendique cet accès aux soins gratuit et permanent comme un droit, sans prendre conscience de son coût. La médecine n’est pas un puits sans fond. La conséquence est que le système de santé français est déjà en train de se dégrader, le volume de malades est devenu ingérable. Le pavillon N en est un signe.”
Maisons de garde, aménagement des locaux : des solutions jugées insuffisantes
Des efforts concrets ont pourtant été accomplis par la direction de l’hôpital. À commencer par la création il y a trois ans d’un centre d’hospitalisation de courte durée, attenant aux urgences, et permettant de soulager le service de vingt malades. Vingt lits en plus ? “Des brancards améliorés”, nuance une infirmière. N’empêche : une fois tapé le code on pénètre soudain dans un havre de calme. Ambiance feutrée, on n’entend que la centrale de suivi des monitoring. Grâce à l’informatisation des dossiers (le pavillon N est l’un des rares à être informatisé), la relecture des ordonnances, l’archivage, bref tout le suivi des patients est simplifié. Et même s’il n’y a que deux infirmières au lieu de trois pour gérer les vingt lits, les lumières sont éteintes, les patients peuvent dormir, le personnel médical peut souffler. Mais là encore, les moyens sont sous-estimés par rapport aux besoins, et dix brancards en plus des vingt prévus seront alignés dans le couloir lorsque l’équipe de jour prendra la relève.
Ce qui écœure d’autant plus les urgentistes, c’est que leur service est le seul de tout l’hôpital à être bénéficiaire. Cinq millions d’euros par an de chiffre d’affaires, grâce à la bonne rémunération des séjours de très courte durée, et aux forfaits perçus de la part de la sécurité sociale pour les consultations d’urgence. “Bien sûr, mais le pôle des urgences n’est pas une PME isolée dans son coin, rétorque Madeleine Delrieux, directrice de l’hôpital Edouard Herriot. Et ce n’est pas parce que l’hématologie ne rapporte rien qu’on peut se permettre de s’en séparer”. D’autres solutions ont été lancées pour désengorger les urgences lyonnaises, parmi lesquelles les maisons médicales de garde, ouvertes dans chaque quartier toute la nuit et tout le week-end. Mais celles-ci souffrent d’un manque de crédibilité auprès des patients, et leur bilan est pour l’instant mitigé.
Un aménagement des locaux a été également lancé avant l’été au niveau de l’accueil du pavillon. Mais pour l’instant, son effet n’a été que de diviser par deux la salle d’attente, et d’entraîner avec lui le cortège de problèmes liés aux travaux réalisés en site occupé. Forte de la réussite de travaux similaires au pavillon A (les urgences chirurgicales), la direction en espère les premiers bénéfices au printemps 2009. Les autres mesures envisagées relèvent ensuite du bricolage : réorganiser le circuit de réparation du matériel en panne, revoir l’approvisionnement en petites fournitures, et surtout soulager les aides-soignants du va-et-vient des brancards, en “redéployant” des effectifs d’autres services. Vider un autre service de ses forces vives ? Non bien sûr, mais l’alternative n’est pas encore trouvée, et les moyens ne sont pas là. En 2008, l’hôpital Edouard Herriot est déficitaire de 112 millions d’euros. “L’hôpital public reste le reflet des difficultés de la société, conclue Madeleine Delrieux. Nous ne remettons absolument pas en cause le personnel car nous savons que tout le monde travaille dur. Mais à court-terme, il n’y a pas de solution”. Sauf celle qui permet encore au service de tenir, au-delà du ras-le-bol : face à la détresse des patients, le dévouement exemplaire du personnel soignant.
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