Une équipe de l’ONG lyonnaise Triangle GH s’est rendue en mars en Ukraine, dans le Donbass, des deux côtés de la ligne de front. L’association souhaite créer une mission d’accompagnement des personnes déplacées en zone contrôlée par le gouvernement ukrainien et mettre en place un programme d’aide alimentaire d’urgence en zone séparatiste. Entretien avec Gilles Groizeleau, responsable de la cellule psychosociale, qui a participé à cette mission exploratoire.
Lyon Capitale : C’est la première fois que l’ONG Triangle GH se rend en Ukraine. Quel est votre périmètre d’action dans cette zone de conflit ?
Gilles Groizeleau (Triangle GH) : Nous rentrons d’une mission à Kiev et dans le Donbass, après une première mission en février pour nous informer sur les conditions d’accès aux zones sensibles. Notre projet se déploiera dans la zone disputée par les Ukrainiens et les séparatistes pro-russes.
Avez-vous eu une grande latitude pour travailler, vous déplacer de part et d’autre de la ligne de front ?
Nous avons négocié un laissez-passer avec les autorités ukrainiennes pour traverser la ligne de front. Pour le passage dans l’autre sens, les nouvelles autorités pro-russes de Novarussia, qui gouvernent la république autonome de Donetsk et la république de Louhansk, ne demandent rien. Mais, dans cette partie qu’ils contrôlent, nous avons souvent été pris en charge par de jeunes “accompagnateurs” sur les zones où nous voulions rencontrer les populations en difficulté.
Des militaires ?
Tout le monde a le profil militaire, du côté séparatiste ! Ils sont tous habillés en kaki ou en treillis, sans être forcément armés. La plupart des gens rencontrés considèrent qu’ils sont en guerre. À Donetsk, dans la rue, même les femmes et les enfants affichent leur soutien en tenue de combat… Ils considèrent l’armée ukrainienne comme une armée d’occupation.
Quelle est la réalité de la présence de l’armée russe dans cette région ?
Il y a des militaires qui se baladent avec l’écusson de l’armée russe sur l’épaule. Mais je n’ai pas vu de bataillons entiers. Quoi qu’il en soit, le drapeau russe flotte déjà devant les façades des administrations.
Y a-t-il déjà des ONG présentes dans cette région ?
Il y a très peu d’ONG, c’est assez surprenant. Depuis le début du conflit, il y a un an, il y a le bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU qui est présent, ainsi que quelques rares ONG comme MSF ou la Croix-Rouge. Il y a aussi la fondation Akhmetov, du nom de l’oligarque russe originaire de Donetsk. Mais très peu d’acteurs sont opérationnels. Les autres, comme Action contre la Faim ou Handicap International, commencent tout juste à arriver.
Il y a aussi quelques petites ONG venues de Russie. Des initiatives de citoyens russes de Rostov, de Moscou et d’ailleurs, qui remplissent des camions pour envoyer des vivres. Mais cela n’est pas suffisant.
La plupart des infrastructures sont détruites, dans le Donbass. Quelle est l’urgence dans cette région ?
Du côté séparatiste, les premiers besoins identifiés, c’est la nourriture. Et puis tout le reste. L’eau – les réseaux d’eau potable ont été touchés –, les médicaments…
Ce sont dans les zones périphériques et les campagnes, qui sont dangereuses et difficiles d’accès, que la situation est la plus dramatique. Il a été évoqué, par des employés d’autres ONG, des situations de famine dans cette région. Notre projet est de distribuer de l’aide alimentaire sur ces zones rurales, entre Donetsk et Horlovica, où la majorité de la population a fui, mais où il reste encore des personnes vulnérables, des personnes âgées, des femmes et des enfants.
À Donetsk même, les besoins vitaux sont plutôt couverts. Tous les hôtels, les bâtiments publics, universitaires ont été investis pour accueillir les déplacés.
La plupart des magasins et des usines sont fermés, les salaires ne sont plus payés et les voitures se font rares. Mais les bombardements ont cessé dans le centre-ville, on entend juste quelques explosions lointaines, de manière sporadique. Ce qui a permis aux écoles de rouvrir leurs portes.
Quelle sera précisément la mission de Triangle GH dans la zone contrôlée par le gouvernement ukrainien ?
Nous nous déploierons à Kramatorsk, Sloviansk et Artemivs’k, avec un programme d’aide financière et sociale. L’aide d’urgence est assurée par la sécurité civile ukrainienne. Elle dispose même d’un numéro de téléphone pour les populations déplacées. Mais il y a un certain nombre de gens qui ne sont pas pris en compte car ils ne rentrent pas dans les critères. Par exemple, les personnes issues de villages qui ne sont pas considérés comme des zones de conflit, mais qui sont quand même partis de chez eux.
Il y a aussi des personnes trop âgées, ou ceux qui ont des soucis d’alcool…, tous ceux qui ne sont pas en capacité de faire les démarches administratives. Nous ciblons toutes les personnes qui ne sont pas encore intégrées dans les dispositifs d’aide du gouvernement ukrainien. Nous allons leur distribuer un peu d’argent, en attendant qu’ils soient pris en charge, et les accompagner dans leurs démarches pour obtenir un logement ou scolariser les enfants.
Les populations qui fuient la zone séparatiste sont-elles celles qui sont pro-ukrainiennes ?
Non, ce n’est pas aussi simple que cela. Dans cette zone, il y a beaucoup de gens qui ont fui les combats. Ce ne sont pas des raisons politiques qui poussent les gens dans un sens ou un autre. Ce sont plutôt les mouvements de l’armée, au gré des combats, des villes prises et reprises, comme Debalseve. Certains des déplacés ont de la famille de l’autre côté de la ligne de front ou alors ont le sentiment d’avoir plus d’espoir côté ukrainien.
En revanche, ceux qui se sont réfugiés sur la zone de Donetsk sont plutôt russophiles et sont restés pour des raisons politiques. Il y a aussi ceux qui sont partis en Russie, mais dont nous ignorons tout.
À combien évaluez-vous le nombre de déplacés ?
Il y a plus d’un million de personnes déplacées en Ukraine. Mais l’ONU estime à 5 millions le nombre de personnes qui ont besoin d’une aide d’urgence.
Quel est le budget de votre programme ?
Nous souhaitons démarrer avec 300 000 euros. Nous avons évalué que cela correspondait à des besoins pour environ 5 000 personnes, de part et d’autre de la ligne de front. Mais nous allons chercher des financements pour nous déployer davantage en Ukraine. Il est surprenant que ce pays ne soit pas une priorité au niveau humanitaire pour les gouvernements européens.
Même si le cessez-le feu accepté par les deux parties n’est pas tout à fait respecté, avez-vous perçu un regain d’espoir lors de votre séjour en Ukraine ?
Non, au contraire. Que ce soit du côté séparatiste ou ukrainien, aucune des personnes que j’ai rencontrées ne croit à une issue rapide du conflit. Ils campent sur leurs positions et sont tous dans l’attente d’une prochaine offensive.