Jeudi soir,"Envoyé spécial" consacrait un reportage sur les conséquences d'un effondrement du barrage de Vouglans dans le Jura. Dès 2013, nous nous intéressions au risque d'une vague géante sur la centrale nucléaire du Bugey, mais aussi la ville de Lyon.
Vivant et vieillissant, les barrages sont des ouvrages hypothétiquement à risques. EDF et la CNR, les principaux concessionnaires, ne pipent pourtant pas mot sur leur état sanitaire. Une situation quelque peu troublante. Dans le monde, ces cinquante dernières années, les ruptures de barrages ont fait près de 45 000 morts. “EDF est consciente que son patrimoine de grands barrages constitue, par sa nature même, un danger potentiel.” La phrase est écrite noir sur blanc dans le rapport “sur l’amélioration de la sécurité des barrages et ouvrages hydrauliques” de l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. Pourtant, on ne sait absolument rien sur leur état sanitaire. Le fonctionnement de cette industrie, infiniment plus “cool” (écolo) que sa congénère nucléaire, est des plus obscurs. Même dans le secteur de l’atome, terrain miné par les tabous et la sur-opacité, EDF parvient à faire mieux. À tel point que le niveau de sécurité des 296 barrages de plus de 20 mètres de haut et d’une capacité de stockage supérieure à 15 millions de mètres cubes se révèle plus nébuleux que celui des 58 réacteurs nucléaires français ! En matière de barrages, la littérature abonde sur la question de la maîtrise des risques qui leur sont associés : qui fait quoi sur la sécurité, plans de secours des grands barrages, gestion au quotidien d’un petit barrage, etc. Mais, sur leur état de santé, rien, niet, nada, si ce n’est la noirceur de l’eau qui y est immobilisée. Il y a bien, chaque année, un rapport de l’inspecteur de la sûreté hydraulique mais, comme le soulignent les syndicats, “c’est plus un bilan de l’état de santé de l’entreprise que de celui des barrages”. La seule information publique concernant les barrages à proprement parler est perdue dans ce rapport de 71 pages au contenu “très évasif”.
Trois incidents classés “graves”
On apprend ainsi qu’en 2012 il y a eu 39 incidents significatifs de sûreté hydraulique (+69,5 % par rapport à 2011, “année de faible hydraulicité”, précise EDF, +22 % par rapport à 2010 et +15 % par rapport à 2009). Plus inquiétant encore, trois incidents classés “graves” ont eu lieu durant le premier trimestre 2012. Tous dans les Pyrénées. Le 28 février, c’est la bâche de turbine du barrage des Écharts qui casse. Le 19 janvier, les conduites forcées du barrage de Gnioure cèdent. Le 19 avril, c’est au tour de celles de Lescun : les coulées d’eau provoquent un débordement partiel de la rivière vers une usine classée Seveso, qui doit être arrêtée 24 heures.
Une conduite forcée (la plupart du temps souterraine) est un “tuyau” en acier ou en béton qui amène l’eau sous pression du barrage jusqu’à l’usine hydroélectrique située en contrebas. En cas de rupture de cette conduite, l’eau refait surface avec une poussée extrême, pouvant tout détruire sur son passage. Or, le barrage de Gnioure (68 m de haut pour 260 de long) est une retenue d’eau de 70 hectares, soit 28,4 millions de mètres cubes. En cas de rupture du barrage, toute la vallée du Vicdessos serait engloutie et le flot atteindrait les portes de Toulouse, à plus de 150 kilomètres de là, quelques heures plus tard.
Ces trois “événements importants pour la sûreté hydraulique” ont été classés orange (sur une échelle allant de jaune à rouge). La même année, l’industrie nucléaire française (19 centrales pour 58 réacteurs) a recensé 1 090 événements de niveau 0 sur sa propre échelle de gravité (allant de 0 à 7). Et quatre incidents de niveau 2, qu’on pourrait qualifier de comparables aux incidents hydrauliques, se sont produits sur le parc nucléaire.
Un tsunami à Lyon : plausible
Dans le Rhône, un barrage menace sérieusement l’agglomération lyonnaise – et plus globalement l’aire urbaine lyonnaise (2,1 millions d’habitants). Il s’agit de celui de Vouglans, dans le Jura. Un colosse de 103 mètres de hauteur et 427 mètres de long, 25 mètres d’épaisseur moyenne à la base et 6 mètres en crête. Derrière ce bunker de béton, 600 millions de mètres cubes d’eau sont immobilisés, l’équivalent du volume de 2 500 tours de la Part-Dieu. Il s’agit du quatrième plus grand barrage de France en volume d’eau retenue.
En cas de rupture de ce barrage, il faudrait s’attendre à un véritable tsunami, du Jura jusqu’à la Drôme. Une lame d’eau de 71 mètres de haut s’abattrait sur plusieurs centaines de mètres. 46 communes de l’Ain seraient littéralement noyées. En aval, les barrages de Saut-Mortier (1 800 000 m3 d’eau), de Coiselet (36 000 000 m3), de Moux (4 700 000 m3), de Cize-Bolozon (14 700 000 m3) et d’Allement (19 000 000 m3) sauteraient comme des bouchons de champagne. La place Bellecour – située à 120 kilomètres du barrage – serait engloutie sous 6 mètres d’eau. À Salaise-sur-Sanne (60 km au sud de Lyon), “l’onde de submersion toucherait uniquement l’île de la Platière et mettrait 12 heures à atteindre ce secteur. Le pic de crue se manifesterait 23 heures 30 minutes après la rupture, avec une surélévation maximale du niveau de l’eau de 7 mètres” (source : plan communal de sauvegarde de Salaise-sur-Sanne).
Fukushima dans le Bugey ?
Peut-on envisager pire encore ? Oui... Des études ont montré qu’en cas de rupture de Vouglans une vague atteindrait la centrale du Bugey en 5h30, avec une surélévation maximale du plan d’eau initial d’environ 9 mètres. Quid des effets domino, c’est-à-dire les réactions en chaîne ? “Que deviendrait la centrale nucléaire du Bugey, submergée par plusieurs mètres d’eau et de boue, coupée d’alimentation électrique, recevant le souffle d’une explosion de réservoir de gaz et/ou d’eau dont tout le personnel aurait été évacué en urgence ?” s’interroge le réseau Sortir du nucléaire. La probabilité de rupture d’un barrage peut être considérée comme relativement faible : au cours du dernier siècle, on estime qu’à peine 1 % des grands barrages se sont rompus. Entre 1959 et 1987, il y en a eu plus de 30, faisant 44 000 victimes (dont 26 000 pour le seul barrage de Banqio, en Chine, en 1975). En France, la plus grosse catastrophe hydraulique est celle de Malpasset, à Fréjus, le 2 décembre 1959, qui fit 423 victimes. Pour comparaison, 0,7 % des centrales nucléaires ont explosé sur la même période (Three Mile Island, Tchernobyl et Fukushima en 2011). “Mais ce risque [de rupture de barrage, NdlR] ne peut être négligé au regard des conséquences potentielles d’un tel événement”, souligne le député (UMP) des Bouches-du-Rhône Christian Kert, rapporteur parlementaire “sur l’amélioration de la sécurité des barrages et ouvrages hydrauliques”. Pas plus que le risque sismique. “On ne peut pas se satisfaire de l’affirmation selon laquelle un barrage résiste mieux aux séismes que toute autre construction bâtie. La France n’est pas un pays à forte sismicité, certes, mais à sismicité modérée (...) ; cependant, quatre grandes régions sont identifiées comme sismiques, et les grands barrages y sont les plus nombreux.” Les massifs alpins sont de celles-ci. Et, parce qu’y coulent de nombreux torrents et rivières à forte dénivellation, la Savoie, la Haute-Savoie, le Jura et l’Isère comptent aussi parmi les plus grands barrages. Le plus haut de France est celui de Tignes, la centrale hydroélectrique de Grand’Maison est la plus puissante du pays et peut fournir l’équivalent de 2 réacteurs nucléaires, Vouglans est le quatrième plus grand réservoir, Mont-Cenis et Monteynard sont dans le top 10...
Silence assourdissant d’EDF
Début 2007, une onde de choc avait jeté un pavé dans les réservoirs des barrages d’EDF. En cause, la publication par le magazine Capital d’un rapport interne d’ingénieurs d’EDF : sur les 450 barrages exploités par EDF, pas moins de 200, souvent très anciens et mal entretenus, présentaient des signes inquiétants de vétusté. Jusque-là, tout un chacun pensait que les barrages, totalement intégrés dans le paysage et dans les habitudes, puisque plus vieille énergie renouvelable exploitée de manière industrielle, étaient fiables à 100 %. Personne n’aurait pu imaginer qu’un barrage puisse être un danger. Le comportement de ces ouvrages évolue dans le temps, du fait de leur vieillissement naturel. Ce vieillissement peut être accéléré par différentes causes : conditions climatiques, mauvaise conception, crues, séisme, maintenance insuffisante ou inadéquate. Ces causes entraînent des dégradations.
Dans la Drôme, le barrage de Beaumont-Monteux présentait un risque d’instabilité par affouillement de la fondation et mouvement des piles ; en Haute-Savoie, sur le barrage de la Girotte, étaient décelées des fissurations des voûtes ; en Savoie, celui de Bissorte présentait un risque d’érosion interne de la fondation ; à Pralognan, dans la galerie d’amenée (qui conduit l’eau de la rivière à l’usine hydroélectrique), des risques de fuite pouvaient accentuer un glissement de terrain avéré et stratégique ; l’état du corps du barrage de la Balme, près de Pont-en-Royans, était très dégradé, la stabilité de l’ouvrage n’étant pas assurée pour la crue centennale ; dans la vallée de la Maurienne, à Fond-de-France, de nombreuses fuites avaient été détectées sur les digues, présentant un risque d’instabilité par érosion interne pouvant conduire à une destruction. Sans compter le Chambon, dans l’Isère, qui avance de 3 millimètres par an car souffrant d’alcali-réaction, la “maladie du béton” : une réaction chimique provoque la formation d’un gel de réaction dont l’expansion peut engendrer un gonflement du béton, engendrant à son tour une expansion de la structure, qui se fissure. La même année, EDF engageait un vaste plan de rénovation baptisé SuPerHydro. L’électricien tablait sur 560 millions d’euros répartis sur cinq ans. Mais, devant l’ampleur des travaux à réaliser, il avait dû revoir sa copie, réévaluant son enveloppe à 900 millions d’euros et allongeant les délais de quatre ans.
Aujourd’hui, l’âge moyen des barrages est de 60 ans. Selon une note d’EDF, les barrages hydrauliques sont conçus pour une durée de vie “qui dépasse largement le siècle”. Mais l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques pointe des “cas préoccupants d’obsolescence” sur les petits barrages qui “ne répondent que très partiellement aux critères de maintenance et de sécurité que l’on pourrait attendre de tels ouvrages”. Six ans après la révélation du document confidentiel d’EDF, quel est l’état de ces barrages ? Personne n’en a la moindre idée. Excepté l’exploitant, EDF – qui n’a pas donné suite à nos nombreuses demandes.
Article publié en octobre 2013 dans Lyon Capitale numéro 726