@ UTMB / Pascal Tournaire

UTMB vécu de l'intérieur : mon groupe sanguin ? D+

170 kilomètres, 3 pays traversés, 6 cols et 2 sommets à plus de 2 500 mètres d'altitude franchis, l'équivalent de l'Everest en montée et en descente, et le tour intégral du mont Blanc d'une traite, le tout en 40 heures et 15 minutes. Bienvenue à l'UTMB.

Le sms tombe vendredi 31 août, à 13h14, soit un peu moins de cinq heures avant le départ. "UTMB Dégradation météo : mauvais temps jusqu'à samedi après-midi, très froid, neige en altitude, vent, température ressentie -10 degrés. Kit grand froid indispensable." Je me relève de mon lit en sursaut, manquant presque d'oxygène. Pourtant, là où je suis, à 1 000 mètres d'altitude, au hameau de Coupeau, sur la commune des Houches, je n'en manque pas d'air. Mais là, j'ai l'impression que les murs en bois de ma chambre se rapprochent et vont m'écraser. C'est dingue, le matin même, on nous avait annoncé quelques faibles averses éparses et des minimales à 2 degrés à 2 500 mètres. Moi qui m'étonnais sérieusement d'être aussi serein, me voilà en stress total, FCM (fréquence cardiaque maximale) pulvérisée. Mais comme dirait mon père, hilare : "qui écoute trop la météo, reste au bistrot !" Voilà, voilà...

Je descends au 1er étage pour refaire mon sac Salomon - sponso par Sud Radio (qui fait partie de Fiducial Medias, comme Lyon Capitale). On parle dans le milieu de pack vest, une sorte de grande poche très souple, prodigieusement légère (137 grammes... en calculant, ça fait 1,24 euros le gramme... deux fois moins cher que le caviar d'Aquitaine, tout de même), une veste donc qui épouse parfaitement le corps et qui permet de transporter tout le matériel obligatoire : téléphone, couverture de survie, gobelet, bande pour strapping, veste, surpantalon et gants imperméables, bonnet, collant de course, seconde couche, deux lampes frontales avec batterie de rechange, réserves d'eau d'1 litre minimum, réserves alimentaires... et donc, désormais, une doudoune compressible pour ce fameux "kit hivernal". La mienne fait 229 grammes (+ 10 grammes de housse). Si on parle autant de poids en ultra, c'est qu'on va se trimballer un sac sur le dos pendant deux jours, donc autant qu'il se fasse le plus discret possible.

Conquérants de l'inutile

J'enfile ma tenue de "super-héros". Mon assistance m'attend en bas : une joyeuse et fantastique troupe lyonno-parisiano-grenoblo-barcelonaise, dont la benjamine fête ses deux mois et le doyen ses 71 ans.

17h00 : arrivée à Chamonix... sous la pluie. Je rejoins Tiag, un de mes amis, tiré au sort comme 2 560 autres fêlés qui vont aller claquer des dents à 2 500 mètres d'altitude, vomir leur Overstim sur leur Speedcross 4 et s'exploser les pieds pendant des dizaines d'heures, tout ça de leur plein gré et, myrtille dans la pampa, en ayant déboursé 250 euros de droits d'engagement ! Nous traversons l'artère principale de Chamonix, la rue du Dr Paccard (celui qui - un peu de culture - réussit la première ascension du mont Blanc, avec Jacques Balmat, le 8 août 1786). On se croirait sur une portion de montagne du Tour de France : des centaines de spectateurs munis de "clap clap" gonflables s'entassent derrière les barrières de chaque côté de la rue. Ça y est, j'y suis.

Je rejoins la ligne de départ, en bout de peloton vu l'heure. Les premières notes de Conquest of Paradise signées Vangelis retentissent sur la place du Triangle de l'Amitié. Un guitariste, perché sur l'arche UTMB-Columbia, joue même en live, filmé par un hélico volant à (très) basse altitude. Un speaker annonce qu'un million de personnes suivra la course sur les réseaux sociaux. L'UTMB est devenu un monstre. Copié, jalousé mais jamais égalé, claironnent les organisateurs. L'UTMB n'est peut-être pas l'ultra-trail le plus dur ou le plus long. C'est juste le plus prestigieux. Un mythe. Le tour intégral d'une traite du mont Blanc. Le Graal de l'endurance en montagne. Pimenté par le fait qu'on trouve tous les niveaux. "Demandez aux cyclistes ou footballeurs amateurs s'ils ont la chance de pédaler avec Christopher Froome ou de tirer un pénalty à Hugo Lloris !" s'ébahit Guillaume Millet, trois fois dans le top 6.

À Chamonix, malgré la densité du plateau élite le plus relevé de l'histoire sur un ultra trail, il n'y a aucun matamore ici. Regardez la tête des types au départ (seulement 10% de femmes) : ils ont une trouille bleue. "Un trailer ne peut pas avoir d'ego, car la montagne a vite fait de le remettre à sa place !" avertit la Suédoise Mimmi Kotka, 5e meilleure traileuse du monde. On se sent comme Christophe Colomb qui découvre l'Amérique. Sauf que nos conquêtes à nous ne sont pas inviolées. "Ce sont celles de l'humain, de notre identité en tant qu'espèce, en tant qu'individu, et de notre liberté..." écrit Jean-Philippe Lefief dans son livre La folle histoire du trail (éd. Paulsen), revendiquant l'épithète de "conquérants de l'inutile."

Le monde du silence

@UTMB Pascal Tournaire

On commence par huit kilomètres en sous-bois jusqu'aux Houches, avec du bitume aux extrémités. J'ai bien retenu la leçon du physiologiste du sport Guillaume Millet  : ne pas s'emballer et partir trop vite. Du coup, ça double sévère. Au moment d'attaquer la première montée, le col de Voza (834 D+), je casse un de mes bâtons en carbone. Ça démarre bien. Po-si-ti-vez, ne pas être sur la négative : mes main-forte m'en apporteront une autre paire au premier ravito officiellement labellisé "avec assistance tolérée" (seulement cinq sur l'intégralité du parcours), aux Contamines, 31e kilomètre. Arrivée au sommet, plutôt tranquille. La nuit tombe. Première descente, boueuse, glissante, nocturne. Le mot d'ordre : é-co-no-mie. Je laisse passer les furieux (que je reverrai dans un avenir très proche). Saint-Gervais, premier arrêt, 21h14. Deux bols de riz, rechargement des flasques. C'est reparti. Direction Notre-Dame-de-la-Gorge. Culture bis : il y a 900 ans peut-être, un ermite se serait installé en ce fond de vallée, pour y accueillir et réconforter les voyageurs qui passaient en ce lieu. Le chemin conduisait au col du Bonhomme, et de là, on gagnait l'Italie. La pente est raide. Petite pause à La Balme. Il est 1h10. Une personne de l'organisation nous conseille vivement d'enfiler un pantalon, des gants et un bonnet. La course commence vraiment. Il n'y a plus de spectateurs qui clame ton prénom. Plus d'applaudissements. On entre dans le domaine de la montagne. La nuit est noire. Il pleut. Bienvenue dans le monde du silence.

Benvenuto Italia

Direction la croix du col du Bonhomme, 700 mètres plus haut. Il me faudra 1h30, à la vitesse d'un chélonien. Comme dirait la marque de textile montbrisonnaise Douzaleur : "je ne sais pas ce qui me retient d'accélérer". Le manque de VO2max peut-être...

A l'UTMB, si certains veulent "faire une place" - à peine 2% des partants -, d'autres "faire un temps", il s'agit pour la majorité d'être "finisher". Et de pouvoir exhiber la veste siglée et tant convoitée. Car à l'UTMB, il n'y a rien à gagner, si ce n'est l'estime des autres et le sentiment immense d'avoir défié ses limites. Le Jurassien Xavier Thévenard, qui a fini 1er (à la vitesse d'un avion de chasse), a touché une prime de 2 000 euros... soit 11,75 euros du kilomètre.

3,2 kilomètres et 880 m de dénivelé négatif plus bas, j'arrive aux Chapieux. La pluie s'est arrêtée. Un signe ? Je fais une pause. 35 minutes. D'autant qu'il y a des plats chauds. Double ration de bouillon de riz, une banane, des abricots secs, et le triptyque classique : deux verres de coca et un d'eau pétillante. Au moment de partir, je croise l'équipe 1 (Astrid, Michel et mon père) de mon assistance. Dix heures qu'ils me suivent quand même. La prochaine team que je vois, c'est l'équipe 2, au lac Combal, quinze bornes plus loin. Entre, il y a le col de la Seigne, un kilomètre plus haut. J'attaque sec, marche dynami(-tée)que. Sans regarder plus loin que le bout de mes Wings Pro 2 orange (ça donne du jus) qui en ont déjà derrière la semelle (TDS, 80 km du Mont-Blanc...) et dont l'accroche ferait pâlir un bouquetin des Alpes. Par contre, la longue courbe de frontales derrière vaut le coup d'œil. "Qui n'a pas connu ça et les deux buts de Zizou en finale de la coupe du monde (1998, pour le plus jeunes, NdlR) ne peut pas mourir en paix" dixit Guillaume Millet (qui a du en voir vraiment beaucoup). Pour le moment pas question de moisir ici. Le col sera une formalité. J'apprendrai, bien plus tard, avoir doublé près de 150 coureurs. Il est 6h42. Le jour se lève. Benvenuto Italia ! Ora dobbiamo andare giù. On attaque une descente très piégeuse et très technique dans un pierrier. 7h21. Le lac Combal. Olympien. Mais Sibérien. Je prends un petit déjeuner. Toujours le même menu, un thé chaud en plus. Je m'assieds à une table, range ma frontale, enfile un bonnet. Les regards sont hagards. Un type me marche sur le pied. En temps normal, tu souris poliment pour signaler l'indifférence du geste. Après 13h30 de course, l'idée de lui coller ta soupe de vermicelles dans la figue t'effleure. Je repars. Trop froid, trop de monde. Il faut que je cours (junkie, vous avez dit junkie ?). A la sortie, ô êtres sages ! ô des espoirs ! ô allégresse ressentie ! je croise Alix, Agnès, Clémence, Pauline et Laurent qui marchent le long du chemin bordant le lac.

Gecko + moine trappiste = ultra trailer

@UTMB Franck Oddoux

Ils sont arrivés à 5h30 du matin en-dessous du plateau de Combal et ont dû, leur Toyota Land Cruiser stoppé par une barrière, marcher quatre kilomètres à pied. "L'un des ravitos les mieux situés, vraiment magnifique, à refaire en famille" s'éblouissent-ils encore. L'arête du Mont Favre. L'occasion de voir si j'ai encore les jambes. Pas très long (l'équivalent, en distance, du tour du parc de la Tête d'Or) mais raide (pente à 12%). 1h20 plus tard, je ne m'arrête une minute pour manger une barre de céréales et apprécier le panorama. Ça selfise un max ici. Moi, avec mon portable-appareil photo préhistorique Wiko Lubi à 0,3 mégapixel (oui, oui, mais 72 grammes), je ne me risque même pas... De toute façon, ça pince. Je décampe, à l'attaque de près de neuf kilomètres de descente et 1200 mètres de dénivelé négatif (13,7% de pente). 1h20 à 6,7 km/h.

J'arrive à Courmayeur aussi frais qu'un gardon (peut l'être loin de son bassin du Rhône). Qui dit grosse base de vie dit gros accueil. Agnès et mon père m'attendent dans l'immense  Moutain Sport Center. Je me déshabille de la tête aux pieds, que je m'empresse d'aller faire voir à un podologue. Bilan : une ampoule sur le pied gauche, et un ongle cassé sur le coin de gauche. "Si vous voyiez l'état des pieds de certains.., me dit le podologue. Vous, c'est peanuts." Pendant que je me fais soigner, je ferme les yeux. Dix minutes.  Juste fermer les yeux dix minutes. Petite douleur à la cheville gauche. Quelqu'un regarde. Oui, elle est légèrement plus tendue que l'autre. Pas de quoi s'alarmer. Un kiné me masse les jambes. Je retourne m'asseoir dans l'immense saloon bondé. Mon top duo d'assistants refait mon sac de A à Z, me trouve un nouveau tee-shirt, un nouveau short, des chaussettes propres et mes ME:sh de Salomon   spécialement conçues sur-mesure pour l'UTMB. Elles portent le n° 274. Longueur du pied, largeur aux métatarses, périmètre en cambrure, largeur du talon... "Unique to me" comme dit le slogan.  305 grammes qui accrochent le sol comme les pattes d'un gecko. Ça va chier dans le ventilo ! (j'aime bien cette expression, il fallait que je la place). On m'a préparé une salade de pommes de terre persil, des spaghettis, une soupe de légumes. Ils sont aux petits soins, c'est épatant. Moi, je  suis aussi loquace qu'un moine trappiste.

On m'a toujours dit que l'UTMB commençait véritablement à Courmayeur (km 80). Si on n'a pas les jambes ici, les 90 autres kilomètres risque de se transformer en chemin de croix. Je m'arrête 1h20. Xavier Thévenard (le boss de cette édition), quant à lui, s'est reposé... deux petites minutes, vers 2h30 du matin. Pour info, il est 11h00. Euh, il tourne à quoi le Jurassien ?

Pentes à 17%

Ce retour à la civilisation rebooste les jambes et le moral. La prochaine partie jusqu'à Champex-Lac, en Suisse (45,9 km - 2720 D+ et 2438 D-), s'annonce comme la moins difficile, bien qu'on débute par la montée jusqu'au refuge de Bertone, une pente de 16,7% sur cinq kilomètres. J'avale la "bosse" en 1h20 (décidément...), quand le futur vainqueur mettait seulement dix minutes de moins (hé hé). Le temps de boire un coca et d'avaler un bouillon avec du riz et je repars vers le refuge Bonatti. Sept kilomètres de single track up and down que  je boucle à un très bon rythme. On entre dans le Val Ferret italien, et ses somptueuses arêtes. Refuge Bonati, 2025 mètres. Pause pipi et j'y retourne. Venté, frisquet. Descente un brin technique jusqu'à Arnouvaz, car glissante sur certaines portions. On voit le ravito en contrebas. Mais il ne faut jamais trop se réjouir car on fait des détours pas possibles. J'arrive en trombe à Arnouvaz (ne prononcez pas le "z"). Je suis tellement bien que je m'arrête que pour enfiler mon surpantalon imperméable sur l'exigence de l'organisation. "On annonce du -10 degrés au Grand col Ferret!". Ah, mais le Grand col Ferret, c'est maintenant ? J'ai cru qu'on attaquait en descente et qu'il était après ?! Bon, pas grave. Du coup je mange un bol de pâtes, quelques quartiers d'orange et une banane. Je mets 1h32 quand Jim Walmsley (n°1 mondial) mettait 1h17 (abandon à La Giète, 36 km plus loin). Bien-v'-nue en Sui-sseee. A 2537 mètres d'altitude, énorme vent de face qui m'oblige à enfiler des verres photochromiques (qui se teintent en fonction de la quantité d’UV à laquelle il sont soumis), brouillard à couper au Laguiole et crachin glacé. Je kiffe. Et tant pis pour le panorama, paraît-il grandiose; ce sera pour une prochaine. Jusqu'à La Peule, je me laisse glisser, mais La Peule/La Fouly, qu'est-ce que c'est long, mais long... Pour la première fois depuis 24 heures de course, je râle. Récompense homérique à La Fouly, petite station de ski, où je suis accueilli en héros par une bonne trentaine d'amis et de proches (qui, au passage, grossissent de moitié la population locale). Un étendard à mon nom (et celui de Tiag, mon acolyte utmbiste) flotte dans le Valais. Les touristes assis au bar du village jettent un oeil pour voir si c'est pas Kilian ou un crack qui passe. Hallucination collective. Dingue. C'est aussi ça la magie de l'UTMB. J'en reste bouche bée. On m'annonce que parti 2000e, je suis désormais sous la barre des 1000. Je redouble d'énergie. Pause d'un quart d'heure quand même car il faut encore monter à Champex (prononcez Champé). Quelle descente de chiotte. Du bitume à n'en plus finir. Je me force à courir et je double et double. Mais qu'est-ce que c'est 1/ ennuyeux, 2/ éprouvant. Enfin, le petit sentier qui mène à Champex. Je cravache pour me remettre en selle sur une jolie montée boisée. On entend, au loin, des clameurs et des cloches. Ça sent bon...

Instant culture : sous nos pieds, six cent mètres de galeries creusées avant-guerre permettant d'accueillir 300 hommes et comptant quatre casemates équipées de leurs canons, pivot central du dispositif fortifié de la région du Grand-Saint-Bernard.

33e heure, premières hallucinations

UTMB Pascal Tournaire

Il est 21h00. J'entre dans la grande base de vie, bondée. On sent qu'on est en Suisse : tout est très propre : pas un déchet sur les grandes tables où les bénévoles servent les ravitos. Tout est bien rangé, classé, ordonné. La swiss touch. Mais où est mon assistance ? Personne. "Tu es arrivé en avance, tu cours trop vite" me glisse affectueusement Agnès. "On était dans un bar" m'explique Judith. Look mode nocturne de rigueur car on attaque la deuxième nuit. Je pars dans l'inconnu. On m'a averti qu'après une trentaine d'heures, on risquait les hallucinations (mon max en course, c'est 28h, sur la TDS en 2017). "Ce n'est ni la fatigue musculaire ni celle du système nerveux qui empêche quelqu’un de très motivé de continuer à avancer, mais le besoin de dormir, explique Guillaume Millet, l'un des meilleurs experts scientifiques de l'ultra. Le sommeil, c'est le paramètre ultime,  Les performances cognitives (attention, vigilance, mémoire...) sont altérées par le manque de sommeil." Et il sait de quoi il parle, 4e, 5e et 6e en 2005, 2006, 2007. "Par exemple, sur le Tor des Géants, j'ai dormi moins de trois heures sur quatre-vingt-sept heures de course (il est arrivé 3e en 2010, NdlR). Résultat, j'ai eu des hallucinations : je ne savais plus si je courais réellement ou si je rêvais. C’était assez effrayant."

Selon de récentes études, le pic hallucinatoire se situerait après 31 heures de course, 145 kilomètres et entre 23 heures et 1 heure. 70% du peloton en serait "victime".

J'en aurai, de retour en France, dans la descente des Tseppes, en direction de Vallorcine (entre temps, j'ai vu mon père, Alix et Clémence et je suis monté à Bovine et La Giète, un gentil petit 10% tout en forêt noire). Tous les rochers se transformaient en visages. Des têtes de pharaons, d'animaux plus ou moins fantastiques mais toujours bienveillants. Aucun mauvais trip. J'ai du me mettre deux claques pour me prouver que c'était bien réel. Ce qui est assez étonnant, c'est que j'étais pleinement conscient de ce qui m'arrivait. A un moment, voyant un dessin d'une définition stupéfiante, je m'arrête et parle tout fort. Un coureur se pose à coté de moi, me regarde de manière un peu louche... et repart. Ça me donne un truc en plus que les autres n'ont pas. J'hallucine les gars ! Par terre, chaque caillou (et Dieu sait qu'il y en a de partout) prend vie sous mes yeux rougis. Certains sont numérotés (surtout, ne pas continuer à les inventorier...), d'autres marqués par des signes ésotériques. Je suis dans A la poursuite du diamant vert, au Royaume du crâne de cristal, dans Les Aventuriers de l'Arche perdue... Sauf, qu'en fait, je suis en plein dans le dur de l'UTMB !

Vallorcine, 153e kilomètre et 9000e mètre de dénivelé positif (et quasi autant de négatif). Un petit strapping derrière le mollet gauche (pour une légère douleur au talon d'Achille). Il est 5h30 du matin. Je vais m'attaquer à la dernière montée de l'UTMB. Le col des Montets (16,7%), Tré le Champ (Tré la Tête annulé en raison du décès d'un randonneur suite à un éboulement de pierre), La Flégère et ensuite, la longue délivrance de huit kilomètres jusqu'à Chamonix. Je pars sur le sentier à fond, avec un Hongkongais,  un Anglais et un Coréen. Je vole. Et tout ça en plafonnant à 40% de mes capacités neuromusculaires, dixit une très sérieuse étude sur le sujet. Les gentils organisateurs nous ont réservé un beau pierrier techniquement monstrueux, que je passe avec une confondante facilité et une vitesse de lièvre de concours (aucun orgueil; j'en reste juste sans voix).

De l'épaisseur à nos existences

@UTMB Pascal Tournaire

L'arrivée se fait dimanche 2 septembre, en matinée, après 40 heures et 15 minutes de course.769e sur 2561 partants.

Chamonix est bondée, les gens déchaînés. C'est mon quart d'heure de gloire warholien. Je suis complètement euphorique. Je cours, je saute, je bondis, je vole. Main dans la main, avec Flore, ma fille. Je suis là, et ailleurs. Je suis l'UTMB, la montagne, le ciel, les nuages. Je tape dans les mains des spectateurs venus applaudir ces "conquérants de l'inutile".

Je comprends alors que l'UTMB est plus qu'une course. C'est quelque chose qui donne de l'épaisseur à nos existences. Une discipline qui permet de "faire l'expérience de la 'résurrection'" comme l'a écrit le physicien et philosophe des sciences Etienne Klein dans le journal La Croix. "Quand tout va bien, on est dans une philosophie moniste, car votre esprit et votre corps ne font qu'un. Dans les passages difficiles, on trouve refuge dans le dualisme cartésien. En réalité, le taux d'abandon est assez faible (30,5% cette année, NdlR), car la seule chose qui détermine la réussite, c'est la volonté de persévérer et elle est immense chez la plupart des trailers."

Une course où "la douleur est obligatoire mais la souffrance optionnelle" décrit l'écrivain japonais Haruki Murakami. Prestige du site, démesure du format. L'UTMB n'est pas une course en solitaire. C'est une aventure qui se partage.

Certes, c'est bien moi qui ai couru 170 kilomètres, monté et descendu 10 000 mètres de dénivelé, plus que l'Everest en montée et descente. Mais sans mes soutiens - mon père, ma mère, Agnès, Alix, Clémence, Astrid, Michel, Jacques, Sigolène, Paul, Judith, Flore, Clara, Jérémy, Pauline, Albane, Laurent -, non pas que je n'y serai peut être pas arrivé, mais je serai passé à côté de l'essentiel.

"Il n'y a pas de chemin vers le bonheur, le chemin  est le bonheur". Méditons...

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