L'aventure dure plusieurs mois mais s'arrête net, le soir où une fusillade éclate. L'affaire dite de la "rue des Tables Claudiennes" solde le Mai 68 lyonnais. Deux des trois survivants de la bande nous racontent.
Dans la nuit du 12 au 13 août 1971, un homme ouvre le feu à la mitraillette sur un fourgon de police, à proximité du Jardin des plantes, dans le premier arrondissement de Lyon. Sans motif. Des renforts arrivent sur les lieux et bouclent tous le quartier. Une heure plus tard, l'homme est maîtrisé par sept balles dans le corps. Transporté aux urgences, il refuse de donner son nom.
La police pense tout d'abord à un règlement de comptes entre truands. Les journaux peuvent alors titrer sur "Lyon à l'heure de Chicago". Rapidement, les enquêteurs remontent jusqu'à un appartement de la rue des Tables Claudiennes, loué par Claire Auzias, une étudiante en sociologie, connue pour ses idées "subversives". C'est là qu'ils trouvent un petit arsenal constitué de trois armes à feu de petits calibres et de munitions.
En quelques jours, la conviction des enquêteurs est faite. L'homme de la fusillade s'appelle Didier Gelineau. C'est un étudiant anarchiste. Il n'est pas question de grand banditisme, ni de terrorisme révolutionnaire, mais de braquages. Sept jeunes gens, entre 21 et 25 ans, militants anarchistes, sont tenus pour responsables d'attaques à main armée qui ont eu lieu les mois précédents la fusillade.
Les Lyonnais sont sous le choc : Comment leurs "enfants" ont-ils pu sombrer dans le banditisme ? Le milieu gauchiste soixante-huitard lyonnais, aussi, ne s'en remettra pas.
Traqués, les six autres membres de la bande sont rapidement arrêtés. A l'exception de Claudine qui, après huit mois de cavale, finit par se rendre.
Quand l'échec de Mai 68 conduit aux braquages
La révolution à laquelle ont cru les étudiants n'est pas advenue. La déprime a gagné tous les militants d'extrême-gauche. Y compris les anarchistes.
"Puisque tout était perdu et que les pavés n'avaient pas suffit il ne restaient que les armes, explique aujourd'hui Claire Auzias. 20 ans après la guerre, les armes étaient très présentes dans les esprits". Déjà en 1969, ils ont regardé avec attention le développement du terrorisme international, notamment en Allemagne avec la Fractrion armée rouge. Mais très vite, ils ont su que "ça ne leur ressemblait pas". "C'était des marxistes, ils pensaient qu'on allait s'attaquer à l'Etat par des actions contre lui. Nous ne croyions pas à cela. Nous étions pour l'abandon des formes traditionnelles de la politique. Pour nous, tout était politique. Et tout ce qu'on fait pour résister est une résistance politique. Donc si l'on va piquer la caisse de n'importe quel exploiteur notoire, c'est un geste aussi radical que les attentats terroristes".
Ils se considèrent comme une "avant-garde" au sens artistique du terme. Drogue, vie communautaire, refus du travail et "récupération individuelle" : ils ont le sentiment de créer un mode de vie. Ils volent dans les supermarchés pour se nourrir, rentrent au cinéma et au théâtre sans payer ou photocopient des places de concert pour aller voir les Rolling Stones. "On voulait toujours aller plus loin dans les expériences. Faire des choses exceptionnelles", raconte Claudine, braqueuse en 1971. Ils se défoncent "tout le temps". Surtout au haschich mais aussi aux acides, aux amphétamines et à l'héroïne. Tout est prétexte à expériences. "Certains pétaient régulièrement les plombs à cause des drogues, poursuit Claudine. C'est d'ailleurs dans une sorte de crise de paranoïa due aux acides que Didier a ouvert le feu sur le fourgon de la police... qui ne venait pas du tout pour lui !"
Dans ce contexte de défonce, où l'"on vole des voitures comme on prend le métro" (dixit Claudine), l'idée de faire des braquages est venue naturellement, sans problème. Sur l'air de "Tous les révolutionnaires l'ont fait, même Staline !"
Des braqueurs plus Pieds Nickelés que gangsters
"A la rentrée 1970, Patrick (Küntzmann, ndlr) a ramené une mitraillette acheté aux gangsters". C'est le point de départ des braquages. Ils sont trois au départ puis un quatrième se rajoute, Didier Gelineau, le compagnon de Claire Auzias, l'homme de la fusillade d'août 1971. "Mais nous n'étions pas les seuls à Lyon à le faire, tient à préciser Claire Auzias. Certains faisaient un coup et s'arrêtaient".
Rapidement, un braquage en entraîne un autre. Au début les femmes attendent leurs hommes. Puis elles se joignent au groupe sauf Claire, "trop jeune".
"Ça ne ramenait pas grand-chose, se souvient Claudine. Un jour j'ai donné un plan à des copains. Je faisais une mission intérimaire dans une régie. Tous les jours je voyais le comptable poser du liquide dans le coffre. J'ai donc noté le code pour le casse. Les copains ont donc pu sans problème récupérer les deux ou trois milles francs du coffre. Ils m'ont donné ma part. Le soir même, j'invitais tout le monde au restau. Le lendemain, je faisais la manche devant le restau U pour un ticket !"
Car l'idée n'est pas de flamber à la manière des gangsters ou de consommer comme leur parents mais de tout dépenser avec leurs copains, qui sont, du coup, tous au courant de leurs activités.
Anticonformistes et nihilistes, ils vivent "dans l'immédiat, sans projet".
Au final, à l'actif de la bande, on compte au moins sept braquages, dont celui du CROUS, d'une société d'intérim et de deux pharmacies. Leur plus "beau coup" reste celui de l'attaque de la poste, rue Dugesclin, où 36 000 francs ont été dérobés le 3 août 1971 (soit 9 jours avant la fusillade). Claudine participe pour la première fois : "je louais un appartement rue Bossuet avec mon copain, Everest (lui aussi membre de la bande). La poste était juste à côté. On devait neutraliser les employés à leur arrivée. Mais vu qu'on était des branquignols, on est arrivé trop tard. Du coup on est entré par la grande porte. Patrick avait la mitraillette. Moi, j'avais un revolver mais il n'était pas chargé. J'étais contente d'avoir vécu ce moment. C'était comme au théâtre quand on entre en scène". Ce coup est "moins minable que les autres" et permet à Didier de s'acheter une guitare "Fender" et à Claudine et Everest de partir en vacances en Turquie où ils apprennent, dans le journal Le Monde, qu'ils sont recherchés après la fusillade.
Le procès de la bande devient celui de Mai 68
Quand s'ouvre le procès de la bande des Tables Claudiennes, tout Lyon veut des réponses à la question que pose Jean-Claude Gallo, dans son article du Progrès du 27 mars 1973 : "pourquoi et comment, ces "enfants" de mai 1968 en sont-ils arrivés là où nous les trouvons aujourd'hui, devant une cour d'assise ?" Mais le procès prend une autre tournure. Même si les accusés évoquent les événements de Mai, ils restent très évasifs et peu combattifs. "Nous étions complètement cassés par la mort de Didier, explique Claudine. Pendant les suspensions de séances, nous passions notre temps à nous embrasser, à nous coller. Après la prison, c'était du bonheur". Didier, l'homme de la fusillade, est en effet mort un mois avant l'ouverture du procès après avoir absorbé des barbituriques. Quelques mois plutôt il s'était marié avec Claire Auzias.
Pour elle, "ce procès a été dégueulasse. On nous a demandé de faire profil bas, de jouer aux gamins pour que ça nous coûte moins cher. Une sorte de marché a été passé. Nos avocats communistes acceptaient de nous défendre et de ne pas nous enfoncer mais il fallait que l'on se taise. Du point de vue de notre dignité, ça aurait été plus payant de faire une défense politique. Nous aurions dû dire que la propriété c'est le vol, et que quand on traite les humains comme on les traite, on a le devoir de se révolter !"
Après quatre jours de procès, des peines allant de cinq ans de prison avec sursis à neuf années de prison fermes sont prononcées. Claire Auzias prend du sursis. Elle qui a fait huit mois de préventive, ne retourne pas en prison. Sa copine Claudine est condamnée à quatre ans fermes. Elle en fera deux et demi.
40 ans après, avec Everest, elles sont les seules survivantes des Tables Claudiennes. Elles se disent toujours anarchistes. Claire Auzias "persiste et signe". Quant à Claudine, elle s'est efforcée de vivre dans cette société "le moins mal possible".
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