Un record. A la fois QG, lieu de débats, dortoir géant, la fac de lettres a été l'épicentre du Mai 68 lyonnais.
C'est en réaction aux violences policières du quartier latin que les étudiants lyonnais décident de se mobiliser à partir du 6 mai. Le 7 mai, une première manif part de la Doua puis une deuxième le 9 mai. Le 10 mai, les étudiants grévistes des facs de lettres et de sciences occupent quelques heures la fac de droit (la future Lyon 3) qui est la seule unité à fonctionner plus ou moins normalement. Enfin le 12 mai, après une petite semaine d'agitation, les étudiants décident d'occuper la fac de lettres, quai Claude Bernard. "Ce qui nous permettait surtout d'être dans une position plus centrale par rapport à la Doua, commente Jacques Wajnsztejn*, l'un des animateurs du Mouvement du 22 mars lyonnais. L'idée n'était pas d'"autogérer la fac" mais d'en faire une base logistique avec la possibilité d'utiliser le matériel de reproduction, pour tirer les tracts, et la sono, pour lancer des appels".
L'aspect symbolique est tout aussi fondamental pour les étudiants qui ne perdent pas un instant pour accrocher le drapeau rouge sur le paratonnerre du dôme.
A peine installée, les occupants doivent subir leur première attaque, le jour de la grande manifestation du 13 mai. "J'étais resté avec une quinzaine de personnes pour défendre la fac. On a bien fait ! se félicite Christian Seymat, étudiant en sociologie, l'un des leaders du Mouvement du 22 mars. Une quarantaine de "fachos" nous ont attaqué, profitant de la grand manif unitaire. Nous avons réussi à les repousser, notamment en les aspergeant avec les extincteurs".
La parole se libère
A partir du 13 mai, la fac de lettres change de physionomie : les assemblées générales (AG) se font quasi permanentes et deviennent le lieu des prises de décision et des discussions. "Dans un chaleureux bordel, énormément de gens, et pas seulement des étudiants, prenaient la parole dans un grand bouillonnement d'idées, explique Claude Burgelin, jeune assistant de 27 ans à la fac de lettres. Avec des prises de gueule entre communistes et gauchistes et parmi ceux-ci entre maos, trotskystes et anarchistes, particulièrement présents à Lyon".
A l'initiative d'étudiants plus réformistes, des groupes de travail sont créés sur la réforme des études, auxquels participent les professeurs. "Quel système d'enseignement voulons-nous ? Quels rapports profs/étudiants ? Tout était à remettre à plat, poursuit Claude Burgelin. On cherchait à mettre en évidence les rapports de domination et comment ils s'exerçaient".
En fin d'après-midi, se déroulent des débats politiques sur la révolution, la manière d'y arriver ou les rapports étudiants/ouvriers.
Une organisation nocturne se met en place : "La journée, c'était fait pour les discussions et les séances d'auto-défense, reprend Jacques Wajnsztejn. La nuit, on avait d'autres activités : l'exploration des sous-sol de la fac ou la fabrication et le stockage de cocktails Molotov".
Ces activités ont été décidées à l'abri des regards par une sorte "d'avant-garde interne" qui est constituée par le Mouvement du 22 mars lyonnais, composé d'ex-membres de la Jeunesse Communiste Révolutionnaire (JCR, trotskystes) et d'anarchistes, auquels se sont rajoutés des membres de l'Unef ou du PSU. Ce sont ces personnes qui prennent la décision, la veille du 24 mai, d'organiser le débordement de la manifestation prévue le lendemain.
La fac devient un camp retranché
Le détournement de la manif réussit puisque, sur les deux rives du Rhône, au niveau du pont et de l'avenue Lafayette, ont lieu des affrontements entre manifestants et force de l'ordre**. Au petit matin, plusieurs heures après l'annonce de la mort du commissaire Lacroix, les étudiants se replient sur la fac. Tout un public de marginaux se réfugie alors à la fac de lettres". Ceux qu'on appelle les "trimards" sont désormais plusieurs dizaines à s'installer dans la fac occupée. Pour Jacques Wajnsztejn du Mouvement du 22 mars, ce sont des "hommes de main" : "Je n'ai pas vécu leur présence comme problématique. On leur a mis des dégradations sur le dos mais d'autres avaient aussi la volonté de créer des provocations". Autre point de vue chez Claude Burgelin : "L'atmosphère a changé de jour en jour et est devenue assez glauque. Il y avait un clivage entre le monde des amphis où les étudiants discutaient et celui des trimards qui ne faisaient pas grand-chose à part picoler et se bagarrer". Christian Seymat poursuit : "Ils ont introduits une menace physique dans l'occupation. Ils se baladaient avec des gourdins et des baïonnettes. On était confronté à des gens incontrôlables. (...) Un soir en faisant une ronde avec un assistant de psychologie, Paul Fustier, nous avons trouvé les trimards ivres morts. Dans la pièce suivante, nous sommes tombés sur 300 bouteilles de Cognac bon marché. Sachant que sous l'effet de l'alcool, ils devenaient encore plus incontrôlables, nous avons décidé de toutes les vider dans les toilettes ! A force, les vapeurs nous montaient au nez".
Parallèlement, des étudiants se radicalisent. La fièvre monte. Les rumeurs circulent. On est prêt à en découdre avec la police. "Les trimards cassaient les radiateurs en fonte pour fabriquer les projectiles de nos lance-pierres", précise Christian Seymat.
Fort Alamo
L'affrontement n'est pas venu de la police mais d'en face, de la fac de droit. Dans la nuit du 3 au 4 juin, des étudiants de la fac de lettres occupent les bâtiment de droit, seule fac à ne pas avoir annulé les examens. Opération réussie : les examens n'ont pas lieu. Au passage, certains en ont profité pour saccager la salle des moulages et voler les toges des professeurs de droit. Mais le soir, vers 19h, les étudiants de droit, aidés par les groupuscules d'extrême-droite, attaquent la fac de lettres. Jacques Pélissard, l'actuel député-maire de Lons-le-Saunier, président l'association des maires de France et ancien membre de la Corpo de droit, raconte : "On était révolté par l'annulation de nos examens. On les a attaqué sans grande volonté de prendre la fac, en leur balançant des projectiles. Eux nous bombardaient de morceaux divers et de tubes à essai plein de produits chimiques récupérés dans l'aile de sciences, rue de l'Université".
Christian Seymat se souvient d'une "scène surréaliste" : "En pleine bagarre, un homme pleurait. Il nous a supplié d'enlever le cordon de Grand Croix de la légion d'honneur au squelette que nous avions pendu dans la cour d'honneur". Plusieurs heures après le début des affrontements, après les pompiers (il y avait sept foyers d'incendie), la police est intervenue mais pour constituer un cordon sanitaire le long de la fac***.
"J'ai empêché un drame de se passer, précise Christian Seymat. Sur les toits de l'aile de sciences (côté rue de l'Université), certains se préparaient à jeter des jerricanes remplies d'essence sur les CRS postés juste en dessous. J'ai évité in extremis, en leur expliquant que, s'ils faisaient cela, les autres flics, pour venger leurs collègues, nous battraient jusqu'à la mort".
La débandade
Après plusieurs heures d'affrontements, les étudiants "gauchistes" parviennent à garder le contrôle de la fac. Mais c'est le début du reflux. Le contexte national n'est pas porteur (élections législatives et arrêt des grèves dans les usines) et localement les étudiants désertent de plus en plus la fac. L'occupation se détériore lentement. "On a tenté d'exfiltrer des trimards, explique Claude Burgelin. Car ils ne voulaient pas déguerpir. On en a emmené certains à Paris. Mais en arrivant à la Sorbonne, elle venait d'être fermée ! On a dû les ramener". D'autres professeurs tentent d'en emmener à la campagne avec un peu plus de succès. Au final, la fac est fermée au début du mois juillet. "Beaucoup de professeurs n'ont pas supporté cette dégradation, conclut Claude Burgelin. Cette occupation a préparé les esprits pour la création de Lyon 3".
*Jacques Wajnsztejn vient de publier "Mai 68 et le mai rampant italien" (L'Harmattan, coll. Temps critiques).
**Christian Seymat tient à préciser qu'il a lui-même vu, sur le parcours de la manif, une quinzaine d'adultes, certains en cravate, commencer à déterrer des pavés à "30 mètres de la caser de pompiers, rue Pierre Corneille".
*** Rapport du recteur de l'époque au ministre de l'Education nationale, cité par Françoise Bayard et Bernard Comte, dans leur livre L'université Lyon 2 1973-2004, aux éditions Presses Universitaires de Lyon.
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