IL Y A 20 ANS DANS LYON CAPITALE – En mars 1998, treize médecins de la clinique de la Sauvegarde comparaissent devant le tribunal correctionnel de Lyon pour escroquerie à la Sécurité sociale, pour un total de 35 millions de francs.
Le banc des accusés, composé essentiellement de chirurgiens et d'anesthésistes, est accusé d'avoir détourné 35 millions de francs à travers un système de fausses factures. Au total, 14 personnes comparaissent devant le tribunal en ce printemps 1998. La Caisse primaire d'assurance maladie accuse 13 médecins d'avoir régulièrement déclaré leurs collègues en renfort d'une opération, alors qu'ils n'y étaient pas physiquement. En plus de l'argent touché par ce procédé, ils sont accusés de surcoter systématiquement les actes chirurgicaux afin d'en tirer un maximum de bénéfices. Certains observateurs pointent alors du doigt un système bien huilé de détournement de fonds, qui sévissait depuis plusieurs années.
Un article publié dans Lyon Capitale n°164 le mercredi 25 mars 1998, signé par Sandrine Boucher.
Des cœurs d'or
Treize médecins de la clinique de la Sauvegarde intervenant en chirurgie cardiaque se sont retrouvés devant Le tribunal correctionnel de Lyon où ils comparaissaient pour escroquerie à la Sécurité sociale. Grâce à un ingénieux système de surfacturation et profitant d'un certain flou dans la nomenclature, ils auraient empoché plus de 35 millions de francs. Prolongé de deux jours, le procès devait s'achever ce mardi.
14 prévenus, autant d'avocats de la défense, 5 représentants des 23 parties civiles... Ouvert lundi dernier pour plus d'une semaine d'audience, le procès des médecins de la clinique de la Sauvegarde (Lyon 9e) a réuni, devant la 5e chambre du tribunal correctionnel de Lyon où ils comparaissaient pour escroquerie à la Sécurité sociale, une foule plutôt inhabituelle. Ces messieurs bien mis, élégamment serrés sur le banc des prévenus, arborant la quarantaine ou la cinquantaine opulente et trahissant, de dos, des calvities naissantes, ne sont pas en effet du genre à faire partie des "clients" traditionnels de la justice pénale. Quant à l'assistance, elle s'est répartie sagement dans la vaste salle, la plus grande du Palais, dévolue à cette occasion : à droite du président Perrin, les familles des prévenus, faisant face aux défenseurs en robe noire de leur père ou de leur mari ; à sa gauche, installé devant les avocats des plaignants, le "camp opposé" composé des employés des caisses d'assurance maladie. L'atmosphère est studieuse mais passionnée, entre prise de notes et commentaires chuchotés, tour à tour moqueurs, étonnés ou scandalisés. Ce qui est reproché à ces médecins, principalement des chirurgiens et des anesthésistes, travaillant entre 1990 et 1995 dans le tout jeune service de chirurgie cardiaque mis en place à la clinique de la Sauvegarde pèse en effet plus de 35 millions de francs. Une somme qui, selon l'accusation, a été escroquée aux différents organismes d'assurance maladie de la région par le biais d'un habile et très lucratif système de surfacturation d'actes médicaux et de facturation d'actes fictifs.
Des médecins absents mais rémunérés
Ce procédé, mis au jour tout d'abord par les médecins-conseils de la caisse primaire d'assurance maladie de Lyon qui a déposé plainte en avril 1993, puis par l'information judiciaire ouverte en novembre de la même année, consistait pour les 13 médecins concernés, à se faire régulièrement rémunérer ou plusieurs interventions au titre de renfort de l'équipe présente en salle d'opération alors qu'ils n'y étaient pas physiquement, soit parce qu'ils se trouvaient alors ailleurs au sein de la clinique, soit parce qu'ils exerçaient dans un autre établissement, soit parce qu'ils étaient tout bonnement en congés. Ainsi chaque acte était systématiquement coté par deux chirurgiens et deux ou trois anesthésistes, alors qu'un seul chirurgien et un seul anesthésiste intervenaient réellement en salle d'opération. Le deuxième volet de cette escroquerie consistait à "gonfler" la note en choisissant de coter systématiquement un acte au-delà de ce que prévoit normalement la nomenclature de la Sécurité sociale. L'enquête a également révélé que les pratiques des chirurgiens et anesthésistes prévenus ont perduré après le début de l'année 1993, date du dépôt des premières plaintes, des mises en garde écrites des organismes de protection sociale, voire même des décisions de justice. Ainsi, à la suite d'un rappel à l'ordre d'un médecin-conseil de la caisse primaire d'assurance maladie rappelant que la cotation pour acte de "renfort" supposait une présence effective, active et exclusive du chirurgien, les praticiens ont modifié légèrement leur comportement : au lieu d'être totalement absents de la salle pendant l'opération, ils venaient régulièrement y faire une apparition à partir d'octobre 1994.
Salle d'opération ou salon de lecture
Cependant, les témoignages des personnels présents au bloc opératoire recueillis lors de l'information judiciaire, soulignaient que la présence du second chirurgien n'était pas indispensable et que son utilité était par ailleurs toute relative : le médecin supplémentaire n'intervenait pas directement dans l'opération, ne portait pas de vêtements stériles (il n'était donc pas en mesure d'intervenir en cas d'urgence) et se contentait de "discuter avec le chirurgien, de lire le dossier du malade ou une littérature quelconque dans un coin de la salle d'opération". Cette "visite de courtoisie' permettait à son auteur de coter un acte nommé "KC 150", payé environ deux mille francs pour quelques minutes de présence réelle... Une paille pour les praticiens dont certains touchent plus de 100 000 francs d'honoraires par mois. Le tout était "couvert" par le commissaire aux comptes de la clinique de la Sauvegarde, par ailleurs administrateur de la caisse régionale d'assurance maladie, qui, de surcroît, "était intervenu de manière anormale et intempestive auprès des organismes sociaux" dans le cadre de l'examen du dossier concernant la clinique. Celle-ci, avait, en effet, fait l'objet de la mise en œuvre d'une procédure de déconventionnèrent en octobre 1994, abandonnée grâce à la démission du PDG de la Sauvegarde, Yves Nicolaï. C'est ce dernier, chirurgien dont la réputation dépasse les frontières régionales, qui serait au centre de l'escroquerie. Selon les termes de l'information judiciaire, Yves Nicolaï était ainsi le "principal instigateur du mécanisme de surcotassions d'actes de renforcement" mis en place pour l'activité de chirurgie cardiaque. Limité un temps par un conseil d'administration hostile à son interprétation de la nomenclature qu'il utilisait quand même avec trois de ses confrères, il a pu, après son élection à la tête de l'établissement, faire appel à un quatrième chirurgien et avoir les mains libres pour faire fonctionner ce système.
Une nomenclature inapplicable
S'il est difficile pour les prévenus de justifier de la cotation d'un acte au moment où ils étaient en vacances ou exerçaient dans un autre établissement, les médecins poursuivis soutiennent (notamment pour les périodes postérieures à 1993 pendant [es-quelles ils prenaient la peine d'être dans les parages de la salle d'opération ou d'y effectuer une "visite" ponctuelle) leur bonne foi dans l'interprétation de la nomenclature, "floue" à leur œil. Celle-ci, d'ailleurs modifiée en janvier 1998, fut ainsi au cœur de l'essentiel des débats qui se sont tenus lors des longues audiences de la semaine. Plusieurs médecins cités comme témoins par la défense ont affirmé que la réglementation alors en vigueur, en ce qui concerne les anesthésistes, était inapplicable et inappliquée de fait dans les établissements hospitaliers. Elle disposait en effet qu'un acte "ne peut donner lieu à remboursement ou prise en charge que si, pendant la durée de son exécution, le praticien s'est consacré exclusivement au seul malade qui en a été l'objet". "Cela voudrait dire qu'un anesthésiste ne pourrait endormir qu'un seul patient par jour", a notamment remarqué le responsable du syndicat des anesthésistes. Un point de vue égaiement soutenu par les prévenus lors de leur audition, le jour de l'ouverture du procès. Le docteur Nicolaï a fait ainsi valoir que l'usage adopté par les chirurgiens travaillant au service de cardiologie à la clinique de la Sauvegarde était réglementaire et avait été reconnu par l'Ordre national des médecins en 1997.
L'impossible contrôle
Ce qui est contesté de concert par les responsables des caisses d'assurance maladie cités par le ministère public : "Un acte ne peut être coté que par le praticien qui l'a réalisé", a ainsi déclaré Pierre Floquet, chef du contentieux de la CRAM. Ce point de vue a été relayé par sa consœur de la caisse primaire qui a affirmé non seulement que la nomenclature était "d'une clarté absolue" et ne pouvait donner lieu à interprétation, mais encore qu'une mise en "stand-by" d'un médecin ne pût en aucun cas être considéré comme un acte chirurgical, coté "KC", qui supposait de mettre concrètement "les mains dans le rouge" selon l'argot médical. Les discussions ont rapidement tourné au dialogue de sourds, les arguments des uns étant systématiquement contrecarrés par les affirmations des autres. L'audience a cependant mis à jour une évidence : la limite du contrôle des organismes sociaux sur les établissements de soins privés. Le travail principal des médecins-conseils des caisses primaires d'assurance maladie se borne en effet à la vérification de l'adéquation entre l'état de santé du patient et les soins qui lui sont prodigués sans chercher à définir si l'acte coté a bien été pratiqué par celui qui le revendique. D'ailleurs, il n'en aurait probablement pas le temps : au moment des faits, le médecin-conseil en charge du suivi de la clinique de la Sauvegarde (parmi une dizaine d'autres établissements) ne pouvait y passer qu'une demi-journée par semaine au maximum...