Librairie de France
© Jessica Nash

Les écrivains français peuvent-ils s’exporter ?

Si quelques écrivains étrangers réussissent à se faire une place dans le paysage éditorial américain, passage obligé pour un succès international, les traductions littéraires peinent à exister aux États-Unis. Traduire et faire connaître la littérature étrangère relève du parcours du combattant pour ces éditeurs, ambitieux et engagés, à l’écoute des traducteurs. Enquête.

Trois femmes puissantes de Marie NDiaye et HHhH de Laurent Binet sur la liste des 100 meilleurs livres du New York Times en 2012. L’Élégance du hérisson de Muriel Barbery vendu à plus de 900 000 exemplaires aux États-Unis. Pierre Michon soutenu par le New Yorker et plus récemment La Vérité sur l’affaire Harry Quebert du Suisse Joël Dicker acheté par Penguin à prix d’or.

Ces auteurs francophones qui ont conquis le public américain restent l’exception qui confirme la règle. Outre-Atlantique, les éditeurs férus de littérature étrangère, tels Europa Editions ou Dalkey Archive Press, se comptent sur les doigts de la main et leur mission est de “faire croire au lecteur américain qu’il ne lit pas une traduction”.

La traduction, un voyage à sens unique

Le volume d’œuvres étrangères qui atteignent les rives de New York ou Londres, centres éditoriaux incontournables, est seulement de 3 %. Comme le rappelle la sociologue de la culture Gisèle Sapiro, ces marchés jouent le rôle de passeurs : “Ce qui est traduit en anglais ou en français, langues véhiculaires, a plus de chances d’être traduit en d’autres langues.” Un passage par la France est plus bénéfique. Dans le premier pays traducteur, 17,8 % des titres publiés sont des traductions – pour moitié de l’anglais.

Comment ne pas être surpris par cette traduction à sens unique de la littérature mondiale, au bénéfice des œuvres anglophones ? Sophie Lewis s’en étonne encore. Traductrice, éditrice et désormais agent littéraire, elle a fondé en 2010, avec Stefan Tobler, la maison d’édition And Other Stories (&OS). Basés à Rio de Janeiro et Londres, ils se sont donné pour mission de publier de la littérature étrangère. “Ce projet est né de notre exaspération, en tant que traducteurs, de voir nos propositions d’auteurs étrangers refusées, explique Sophie Lewis. Si la lecture des œuvres que nous soumettions aux éditeurs déclenchait des retours enthousiastes, leur publication était systématiquement rejetée. Les éditeurs ne veulent pas prendre de risques et considèrent que le marché pour de la fiction en traduction n’existe pas.”

Cette prise de risque, eux l’ont inscrite dans l’ADN de leur maison d’édition. Pour repérer des œuvres originales, inédites, ils s’appuient sur un réseau de traducteurs, d’universitaires et d’auteurs. En groupes de lecture, ils fouillent la richesse de la littérature mondiale et font remonter des pépites, auréolées de prix littéraires et de diffusions étendues, comme les œuvres du Sud-Africain Ivan Vladislavić ou du poète Rodrigo de Souza Leão.

Les publications d’&OS sont financées pour partie par souscription, en mobilisant la communauté des lecteurs. Un modèle innovant, synonyme d’indépendance intellectuelle et financière, qui a fait ses preuves. Quatre ans plus tard, &OS est toujours là et, rançon du succès, ouvrira un nouveau bureau à New York.

Open Letter, une autre maison d’édition spécialisée dans la littérature étrangère, au sein de l’université de Rochester (État de New York), œuvre à “donner accès à la littérature mondiale en anglais”. Une trentaine de collections proposent des traductions d’auteurs contemporains, incontournables dans leur pays d’origine mais ignorés aux États-Unis. En éditant les œuvres de l’auteur chilien Alejandro Zambra, de l’écrivaine lettone Inga Abele ou du Français Mathias Énard, Open Letter ouvre une fenêtre sur le monde, avec l’espoir que ces romans deviendront les classiques de demain. Par une démarche collaborative, Chad Post, éditeur à Open Letter, recense à travers le projet Three Percent (3 %) les traductions d’auteurs étrangers outre-Atlantique.

Une question de “capital sympathie”

Si l’on dressait la carte des éditeurs engagés, il faudrait aussi faire escale à Calcutta et parcourir le catalogue de Seagull Books. Défricheur depuis 1982 de la littérature mondiale, Naveen Kishore a semble-t-il fondé cette maison pour engranger des trésors de la littérature. Des auteurs comme Mo Yan, prix Nobel de littérature 2012, Maryse Condé ou Yves Bonnefoy irriguent son catalogue. Sa sélection “instinctive” reflète son attirance pour les langues étrangères et la confiance qu’il porte aux traducteurs.

Aux antipodes des modèles économiques anglo-saxons, basés sur la logique de rentabilité et la recherche du short-seller, ces éditeurs ambitieux et innovants œuvrent à la circulation des lettres de par le monde. Et ce circuit de Rio à Calcutta via Rochester profite aussi aux écrivains français.

Cette découverte sensible de l’œuvre, c’est précisément ce qui fait défaut aujourd’hui aux grandes maisons anglo-saxonnes, pour qui l’édition reste une entreprise commerciale. En recherche du short-seller, de la rentabilité immédiate, “les éditeurs américains ne lisent pas, assène Guy Walter, le directeur de la Villa Gillet à Lyon. Ils sont soucieux de faire un bon achat, s’appuient sur les notes de lecture qui résument l’intrigue, le climat et fournissent un argumentaire pour justifier une démarche de cession de droits. Il n’y a pas de perception intérieure de la langue française. Or, la littérature, c’est d’abord un voyage dans la langue. Leur problème c’est d’étendre leur langue sur le territoire international”.

Arno Bertina, dont le roman Ma solitude s’appelle Brando a été traduit aux éditions Counterpath, témoigne de l’ignorance américaine à l’égard de la littérature d’auteur française et d’une réception prudente vis-à-vis des partis pris formels : “Les cinq écrivains essentiels aujourd’hui – François Bon, Valère Novarina, Antoine Volodine, Patrick Deville et Marie NDiaye – sont horriblement difficiles à traduire. Il faut qu’un éditeur trouve le texte magnifique et qu’un traducteur soit excité par les maux de tête.” Pour Yves Pagès, son coéditeur chez Verticales, “face à la richesse du roman américain, la littérature française doit remonter la pente de sa réputation. C’est une question de capital sympathie. Celui-ci s’est beaucoup affaibli après le nouveau roman, et l’autofiction a recoupé leurs préjugés sur le nombrilisme des Français. Même si la traduction est économiquement négligeable, il y a de petits signes de frémissement”.

La traduction, cette expérience sensible de la dissémination d’une œuvre, ou le moyen, comme l’exprime Arno Bertina, d’aller à la rencontre de l’autre : “Participer à la traduction de mon roman, c’est avoir la possibilité d’avoir le corps qui s’agrandit un peu, avec des lecteurs qui ont des attendus culturels nouveaux, différents. Recevoir un objet et me dire qu’il est plus accessible, c’est poétique. J’écris pour me disperser, pour agrandir mon horizon de vie.” La traduction, ou comment le désir d’écriture rencontre le désir de lecture.

–> Page 2 : French Corners et Amazon Crossing

Un coin de librairie pour les Français

Pour Laurence Marie, responsable du département du livre à l’ambassade de France à New York, “les lecteurs américains veulent accéder directement à la langue de l’auteur, sans en passer par une traduction voire une interprétation lors d’une rencontre littéraire”.

Pour défendre le travail de traduction, mésestimé outre-Atlantique, le bureau du livre s’appuie sur différents dispositifs : le prix French Voices, les subventions aux traductions, les résidences de traducteurs (en partenariat avec la Villa Gillet à Lyon). Les French Corners installés dans dix librairies indépendantes américaines, qui présentent une sélection de 50 romans, complètent ce travail de fond pour faire circuler la littérature française à une autre échelle. “Aujourd’hui, les libraires indépendants se portent bien aux États-Unis, témoigne Laurence Marie. Pour ces professionnels, la loi sur le prix unique du livre et le libraire de proximité restent un modèle.”

Amazon croise les traducteurs

Le projet Amazon Crossing, qui finance massivement la traduction de littératures étrangères, va-t-il redessiner le paysage de la littérature en traduction aux États-Unis ? Les traducteurs anglo-saxons accueillent plutôt favorablement cette initiative, qui tranche avec la sécheresse des financements des maisons d’édition américaines. Pour Laurence Marie, attachée culturelle à l’ambassade de France, “ce projet reste un moyen de pénétrer le monde des traducteurs, de subvertir ce milieu suspicieux et méprisant à l’égard d’Amazon. Ils injectent beaucoup d’argent”.

L’Association des traducteurs littéraires de France (ATLF) est nettement moins enthousiaste, voyant dans cette entreprise un nivellement vers le bas du statut des traducteurs et une dégradation de leurs conditions de travail. Dans une lettre ouverte au géant de la vente en ligne, cosignée par la Société des gens de lettres, l’ATLF dénonce “les conditions inacceptables que la société Amazon proposerait dans ses contrats d’édition aux traducteurs”.

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