Le deuxième roman d’Aurélien Delsaux, Sangliers, était l’un des plus passionnants, des plus marquants de la rentrée littéraire. Il le présente ce lundi soir à la librairie La Voie aux Chapitres. À cette occasion, nous publions ici l’entretien qu’il nous avait accordé en septembre et la critique du roman parue dans notre mensuel d’octobre.
Entretien avec Aurélien Delsaux
Lyon Capitale : Qu’est-ce qui vous a inspiré cette chronique d’un village isérois ? Ce village existe-t-il ?
Aurélien Delsaux : Il y a dans le livre des éléments qui viennent de l’endroit où j’ai grandi, ainsi que de celui où j’habite. Mais je n’ai pas écrit un roman à clé. J’ai tenté de reconstituer une géographie imaginaire, réinventée. Je voulais parler de la campagne française. La façon dont elle est traitée dans les romans, les rares qui l’évoquent, ne correspond pas à ce que je vois. Ni à sa beauté, ni à la violence larvée que j’ai découverte récemment, ni aux types de personnes qui y vivent. J’ai grandi dans les années 1990 près d’une ferme, dans un hameau du nord de l’Isère. Les balades dans lanature, l’amour des arbres, ce sont des choses que je connais. Mais mes personnages sont faits de matériaux composites, ils ne sont pas identifiables aux gens que je côtoie.
On est d’ailleurs plus dans une zone périurbaine que dans la campagne proprement dite…
Je vis dans un village à mi-distance entre Grenoble et Lyon, près de La Côte-Saint-André. On a vu beaucoup de gens venir s’installer pour trouver un bout de gazon, parce que la vie était trop chère où ils étaient, et pour bien d’autres raisons encore. On a un mélange hétéroclite qui a transformé le paysage et la sociologie du lieu. Pour le meilleur, parce que ça fait vivre les écoles, les associations, les commerces… et pour le pire parce qu’on a aussi des gens mal intégrés qui font monter le vote FN.
C’est justement un sujet que vous avez voulu traiter, la montée du nationalisme…
Oui, ce n’est pas nouveau mais ça a pris des proportions inquiétantes. Quand on voit des villages qui étaient à 20 ou 25 % de votes FN, il y a une vingtaine d’années, qui dépassent aujourd’hui les 50 % ! Mais je ne veux pas diaboliser les électeurs, je peux même comprendre certaines de leurs motivations, comme le sentiment de déclassement qu’ils éprouvent. Ce qui me fait peur, c’est que la parole s’est tellement libérée que l’on peut imaginer l’étape d’après, celle où ce sera des actes qui seront commis. C’est ce que je décris dans la fin de mon roman. J’ai voulu raconter un de mes cauchemars.
Comment s’est passée l’écriture du livre ?
Ça s’est fait en plusieurs étapes. Dans un premier temps, je voulais faire le portrait d’hommes vivant en solitaire dans la campagne française. Un prêtre, un prof, un artiste… Mais j’ai ensuite eu l’idée, plus ambitieuse, d’un personnage qui les croise tous. Petit à petit, c’est ainsi que s’est construit le roman. C’est en fait la chronique d’un village sur cinq ans, entrecoupée par les récits, les “dits”, d’un vieil homme qui visent à donner une profondeur à l’histoire de ce territoire. J’ai voulu aussi installer une langue.
Vous avez des modèles ?
Non, mais ça m’aurait bien aidé ! J’ai quand même galéré pendant cinq ans pour écrire ce livre. Mais c’est vrai que j’avais en tête des écrivains comme Giono, qui réussit à faire de la nature un vrai personnage dans ses romans. Ou encore Camus, qui réunit dans La Peste plusieurs personnages solitaires qui font face à l’adversité. Je cherchais une langue qui ait du rythme, un certain lyrisme mais pas trop, une poésie. Quelque chose qui tienne le livre, classique mais aussi moderne.
Vous n’avez pas peur d’être noyé dans la masse, dans cette rentrée littéraire ?
Ce n’est pas quelque chose que j’ai choisi. Mais j’y vois aussi la marque d’une confiance que me fait mon éditeur.
Singuliers Sangliers
C’est un roman choral, la chronique de cinq années dans un petit village du nord de l’Isère. Au sein d’une nature omniprésente, on croise des personnages multiples, tous singulièrement vivants. On a l’impression de les voir s’agiter devant nous, en même temps qu’on lit dans leurs pensées. Le prêtre, qui semble surgi d’un livre de Bernanos, vomissant les tièdes, la société d’hyperconsommation, au point qu’il préfère l’amitié d’un sculpteur complètement athée et volontiers blasphémateur, mais lui aussi en révolte, à celle d’une grenouille de bénitier qui prétend partager sa foi et pourquoi pas sa couche. Quelle blague ! On rencontre aussi le prof gauchiste, atterré par le travail de plus en plus absurde que lui demande d’accomplir l’Éducation nationale… ou encore le décroissant adepte de la permaculture qui peine à élever son adolescente de fille. Chacun possède sa voix propre, identifiable et si juste. Le lien se fait par un jeune homme, encore un enfant au début du livre, qui les observe tous avec une haine grandissante. Un sentiment renforcé par le vigoureux contre-exemple offert par son propre père : manière de beauf archétypal, oscillant entre misère sexuelle et racisme aveugle. Le tableau n’est pas réjouissant, loin de là. Mais il est brossé avec une telle vigueur, une telle âpreté et, surtout, un humour si sardonique que l’on ne peut détacher les yeux de son horrible beauté.