Couv Un repas en hiver

Un repas en hiver : l’ultime souper d’Hubert Mingarelli

Prix Médicis en 2003 pour Quatre soldats, l’écrivain rhônalpin Hubert Mingarelli en retranche un avec Un repas en hiver. Soit le roman de trois troufions allemands pris au piège de leur conscience dans les tourments de la Seconde Guerre mondiale. Un livre glacial et bouleversant.

“Allez donc le chercher son Barbagny dans la fin d’un monde ! Il aurait fallu qu’on sacrifiât pour le retrouver son Barbagny au moins un escadron tout entier ! Et encore un escadron de braves ! Et moi qui n’étais point brave et qui ne voyais pas du tout pourquoi je l’aurais été brave, j’avais évidemment encore moins envie que personne de retrouver son Barbagny, dont il nous parlait d’ailleurs lui-même absolument au hasard. C’était comme si on avait essayé en m’engueulant très fort de me donner l’envie d’aller me suicider. Ces choses-là on les a ou on ne les a pas.” (Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit)

L’époque est différente, le contexte aussi, mais il reste celui de la guerre, fût-elle non pas la Première mais la Deuxième Guerre mondiale. Et c’est à ce morceau du Voyage au bout de la nuit sur l’absurde de la guerre et des ordres qu’on y donne que l’esprit d’Un repas en hiver fait penser. Le narrateur et ses deux inséparables Emmerich et Bauer sont trois soldats de la Wehrmacht, des types comme les autres, qui, pour échapper à la corvée du peloton d’exécution de Juifs et aux humeurs de leur chefaillon, sont prêts à tout.

Quitte à sortir, par un froid de gueux, sur quelque route et forêt de Pologne, chasser du Juif (il n’y a pas d’autre façon de le dire). Avec l’espoir ambivalent de n’en jamais trouver et celui d’en dénicher un, seule condition pour repartir le lendemain, et ainsi éviter... d’avoir à le tuer. Absurde, c’est bien cela.

“Triste comme une assiette en fer”

Dans ce monde dé-moralisé, déshumanisé, dans cette “fin d’un monde”, le Juif n’est plus qu’un prétexte, presque un concept. On va au Juif comme on va aux champignons et cette banalité est d’autant plus effrayante que ces trois-là la vomiraient s’il ne s’agissait pas avant tout de sauver sa peau, d’améliorer l’ordinaire de l’extraordinaire, de jouer le chacun pour soi et Dieu pour personne.

Destin beckettien de ces trois héros dont le Juif serait le Godot, qu’on pourrait attendre mais qu’on cherche, parce qu’il fait froid. Or, il se trouve qu’après avoir traversé “un village polonais, triste comme une assiette en fer qu’on n’a jamais lavée”, après avoir fumé pendant des heures quitte à se geler les doigts, Emmerich en déniche un presque par hasard, de Juif, terré dans un trou.

Mais ce qui préoccupe nos trois Pieds Nickelés, qui sont partis sans manger, c’est casser une graine. C’est donc autour d’un repas, frugal, ou plutôt de sa réalisation, dans une maison polonaise abandonnée dont il faut tout brûler pour alimenter la cuisinière, que se noue l’intrigue d’Un repas en hiver. Car débarque alors, tel un spectre, un Polonais édenté dont ils ne comprennent pas un traître mot, ni rien d’autre si ce n’est son antisémitisme viscéral, qui pourrait bien être leur propre mauvaise conscience, déjà bien ébranlée mais d’un coup si sérieusement chatouillée par cette boule de haine polonaise qu’elle rend l’issue du récit d’autant plus cruelle et existentielle.

Flocon de neige

Dans l’esprit des trois soldats, un doute : “Si tuer un homme c’est, comme on dit, tuer l’humanité tout entière”, est-ce qu’en sauver un suffit à la sauver, l’humanité ? Et sinon, à quoi bon ? C’est ainsi, dans une écriture magnifique de dépouillement, si réaliste qu’on ressent quasiment le froid de la Pologne hivernale, la question du choix que pose Hubert Mingarelli : antisémites, ces trois-là ne le sont pas, ils sont des hommes comme les autres happés par l’absurdité de la guerre. Mais n’est-ce pas malgré eux la plus évidente manifestation de l’“effroyable banalité du mal”, de cette culpabilité, qui jamais ne les laisse tout à fait en paix ? Car toujours l’humanité, qu’on a beau repousser, refait surface, tel le diable, dans un détail, un presque rien.

Le détail prend ici la forme d’un flocon de neige brodé sur le bonnet du Juif, qui semble étrangement déranger le narrateur, jusqu’à ce qu’il avoue : “Parce que si vous voulez savoir ce qui moi me faisait du mal (...) c’était de voir ce genre de choses sur les habits des Juifs que nous allions tuer : une broderie, des boutons en couleur, ou dans les cheveux un ruban. Ces tendres attentions maternelles me transperçaient. (...) Je souffrais pour les mères qui s’étaient donné ce mal, un jour. Et ensuite à cause de cette souffrance qu’elles me donnaient, je les haïssais aussi. Et vraiment je les haïssais autant que je souffrais pour elles. Et si vous voulez savoir encore, ma haine était sans fin lorsqu’elles n’étaient pas là pour serrer contre elles leurs joies sur terre pendant que moi je les tuais. Un jour, elles leur avaient brodé ou mis un ruban dans les cheveux, mais où étaient-elles lorsque je les tuais ?”

Un repas en hiver, Hubert Mingarelli, éditions Stock, août 2012, 144 pages.

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