PORTRAIT – Annick Charlot mène depuis plusieurs années des projets impliquant une présence artistique dans les cités qui, tout en faisant surgir une poésie du quotidien, cherchent à donner par la danse le sentiment d’appartenir au collectif. Une chorégraphe engagée.
Scientifique de formation puis danseuse, notamment chez Michel Hallet, Annick Charlot a créé sa compagnie à Lyon en 1998. Elle commence très vite à s’investir dans les défilés de la Biennale de la danse et entame une réflexion sur la notion de résistance, au travers d’un diptyque : Danse Experimenta, où se croisent l’art et la science, et Resistencia, inspiré des récits de résistants aux dictatures latino-américaines. En 2004, avec Résilience, nos manières d’aimer, elle interroge la déchirure intérieure de l’être cabossé et sa capacité à faire face aux traumatismes.
Porte à porte
Peu à peu, la compagnie quitte la scène pour occuper l’espace public. En 2008 et 2009, la chorégraphe invente une création urbaine, Journal du dehors, pour cinq danseurs et 120 habitants du 8e arrondissement de Lyon. Ce travail lui permet d’instaurer les fondements du spectacle créé en 2010, lors de la Biennale : Lieu d’être – Manifeste chorégraphique pour l’utopie d’habiter, qui intègre des habitants de deux tours d’immeubles autour des halles de Lyon. Question centrale : qu’est-ce qu’habiter son corps, un espace, qu’est-ce qui se joue quand on habite quelque part en termes de relations, de vécu individuel et de groupe ?
La première édition de Lieu d’être a nécessité un an de travail. Elle démarre par des petites réunions après que les danseurs ont mis un papier dans 2 000 boîtes aux lettres et qu’ils ont fait du porte à porte pour expliquer le projet. Les portes finissant par s’ouvrir plus grandes, ils vont danser chez les habitants – à condition que ceux-ci invitent leurs voisins. Un noyau de résidents se constitue, qui acceptent de donner l’accès à leurs balcons et d’apprendre à se mouvoir. Entretemps, la compagnie s’installe dans un appartement pour se reposer ou manger, pour partager des moments de leur vie.
“Chambouler le quotidien”
Le spectacle s’organise autour d’une écriture chorégraphique précise, incluant tous ces amateurs dans une création professionnelle qui sera vue par un vrai public. Il sera par la suite transférable dans d’autres villes avec à chaque fois de nouveaux participants. Lieu d’être est constitué de 3 actes se déroulant en 3 lieux définis. Le premier est celui où les habitants sont sur les balcons en façade, sur la peau entre l’espace privé et l’espace public. Le second, celui où les danseurs sont sur la place en bas des immeubles et le troisième quand ils remontent en voltige sur la façade.
“La place des halles était tellement déserte et sinistre, raconte Annick Charlot, que des personnes m’ont dit changer de parcours pour l’éviter. Dans les étages, les gens ne se parlaient pas. Cette expérience a chamboulé leur quotidien. D’aucuns traversent la place avec des sensations fortes qui reviennent à chaque fois, d’autres ont retrouvé une énergie pour faire des choses dans leur vie. Ce qu’il en ressort surtout, c’est le dépassement des limites individuelles, se rendre compte que l’on est capable de faire des choses qu’on n’imaginait pas car chacun a porté la responsabilité du spectacle. Il y a cette dimension du collectif qui est fondamentale chez l’être humain, du construire ensemble. Vivre aussi un événement hors du quotidien tout en partant du quotidien, exprimer ses émotions. L’expérience artistique sert à renouer avec une partie de nous qui n’est pas fonctionnelle mais qui est existentielle, de l’ordre du sensible.”
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Danser à l’hôpital
Dans le même temps, un autre projet avec de drôles d’habitants voit le jour. Celui de “Danse à l’hôpital” initié par la clinique de l’Iris qui est répartie sur trois sites (Marcy-l’Étoile, Saint-Priest et Lyon 8e) et spécialisée dans la rééducation post-traumatique aussi bien cardiaque, que neurologique et physique. Les danseurs y ont vécu des temps de résidence, nuits comprises, pour être proches des malades et de la vie de l’hôpital.
“Nous étions en situation d’exploration de création pour Lieu d’être, on a conçu des petites chorégraphies au vu et au su de tout le monde. On a organisé des conférences avec les patients et les soignants, on a dansé dans les salles de kiné en s’inspirant de ce que l’on voyait. On a fait des séances d’improvisation dans la piscine avec des malades. On faisait la rééducation avec eux, puis on s’amusait à transformer ces gestes de l’hôpital en autre chose. Ils nous regardaient ou participaient. Ils étaient fascinés par le corps savant qui s’entraînait tout en mesurant la valeur de leur propre entraînement. Cette immersion a été très forte, la rencontre des corps traumatisés, c’est impressionnant, ça nous ramène à notre corps de danseur, à la question du corps fragile, abîmé et du comment il se reconstruit.”
Aujourd’hui, la compagnie met en place une autre aventure, en direction des soignants. Il s’agira de partir de leurs gestes, de leur apporter une expérience du corps dansé et de créer avec eux une poésie, une fiction qui peut-être modifiera la relation aux malades et entre professionnels. Une aventure qui interroge aussi la perméabilité de l’hôpital au monde extérieur.
L’art, pratique intrinsèque de la condition humaine
Annick Charlot refuse la complaisance, car souvent art sur l’espace public signifie venir un après-midi, jouer un spectacle, repartir et croire que le lieu a changé. Or ce changement nécessite du temps, de s’imprégner d’une architecture et des gens qui y vivent. Ce sont les souvenirs et les émotions qui transforment la vision qu’en ont les habitants. Tout son travail pose simplement la question de l’art dans un lieu qui n’est pas dédié à cela. Comment se crée une continuité à un moment donné entre l’art et le monde, entre l’art et la société civile ? Est-ce que l’art appartient uniquement à des gens convaincus d’avance ? N’y a-t-il pas une richesse dans cette rencontre avec le citoyen qui permet de ranimer en chacun cette petite flamme de la création, du plaisir, de l’imaginaire et du rapport à la danse, au corps ?
Pour la chorégraphe, l’art est une pratique intrinsèque de la condition humaine, et il y a un droit à l’art comme il y a un droit à l’éducation. “Sans cette rencontre avec tout citoyen qui vit dans le même monde que moi, je me sentirais amputée d’une partie de ma vie qui est de communiquer, mon existence même d’artiste en dépend. Faisant cela, j’ai la sensation de fabriquer une sorte de contrepouvoir, de transfigurer un quotidien que, d’une certaine manière, l’art sublime pour nous éviter de rentrer dans une forme de barbarie politique, humaine ou sociale.”
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Compagnie Acte – Annick Charlot. 43 rue des Hérideaux, Lyon 8e.
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Cet article a été publié dans Lyon Capitale n° 708 (février 2012).