Auteur-compositeur, chanteur-rockeur à la voix et la voie uniques, et même étonnant romancier, Bertrand Belin – en concert (complet) à Lyon ce vendredi – fracasse la langue en éclats, qu’il fait ricocher au fil de l’eau de chansons étranges et folles. Frappant les esprits autant qu’il emporte l’imaginaire dans un tourbillon. Gaffe à la noyade.
“J’ai cassé une pierre grosse comme le poing à l’aide d’une pierre grosse comme une palette à la diable. J’ai placé la petite pierre sur un grand rocher de granit puis j’ai lâché l’autre juste au-dessus, à un mètre au-dessus environ. Le choc a été violent.” Ainsi débute Requin, le roman – récit d’un homme qui se noie, littéralement – publié cette année par Bertrand Belin, qui est chanteur.
Un vrai début de romancier qui, à notre avis (serait-ce cette comparaison incongrue à base de ce plat de cantine aussi honni qu’ancestral, le souvenir lointain de cette viande à la moutarde inventée par un tordu ?), ne se pose pas très loin, en matière d’impression dans l’esprit, d’un “Aujourd’hui, maman est morte” ou d’un “Longtemps, je me suis couché de bonne heure”. La palette à la diable, ce pourrait être une madeleine, sauf que c’est une palette à la diable et ça fait toute la différence.
Requin marteau
Plus que ça, dans cette comparaison saugrenue comme dans ce qui suit (le fracassage d’une pierre par une autre), il y a la clé permettant de comprendre tout Bertrand Belin chanteur et auteur de chansons. Cette manière, car le Requin Belin est marteau, de concasser les mots mais aussi de les asséner dans une sorte de vertige (de l’amour des mots) répétitif, de fusionner par la force (des mots, toujours) un univers hyperréaliste et une matière quasiment onirique, de mijoter un mélange terre (à terre)-mer fait d’ancrage country arrimé dans ses bottes et de vagabondages marins – l’eau, on l’aura compris, est un thème omniprésent chez ce Breton de Quiberon. Cette manière, donc, de hanter comme on casse des cailloux sur le bord d’une route en faisant de beaux éclats qui rappellent Bashung, Manset, ces types cryptiques.
Écouter Belin, c’est l’écouter en boucle, parce que Belin fait précisément des ronds autour de son auditeur, “parle en fou”, comme l’assume l’un des titres de son dernier album, Cap Waller, telles ces personnes étranges qui dans la rue semblent s’adresser à un interlocuteur imaginaire et finalement à tout le monde. Ses fans les plus assidus connaissent la malaisante énumération horaire qui a donné son titre au documentaire que Pauline Jardel lui a consacré, Il était cinq heures dix, qui en concert peut rendre fou : “Il était 5 heures, mais peut-être 5 heures et quart, oui je vous dis qu’il était 6 heures, ou peut-être bien 5 heures et demie” et ainsi de suite, pendant des plombes.
Écho
C’est de cette façon que Belin est devenu musicien puis chanteur, petit à petit, à tâtons, en faisant des ronds dans l’eau, toujours plus précis, plus resserrés : la montée à Paris, le métro, un peu de grattouille par-ci par-là, une embardée dans un groupe anglais, Sons of the Desert, des collaborations tous azimuts, la tentation du solo, la lente ascension critique – véritablement dévoilée avec l’album Hypernuit et confirmée par les suivants –, l’affirmation d’un style, et le style c’est l’homme, et d’une voix. On notera comme au fil des albums sa tessiture s’est aggravée, se faisant de plus en plus prédatrice mais aussi insondable, piégeuse, qui résonne.
D’ailleurs, tout résonne chez Belin, sourdement : Que tu dis, le premier titre de Cap Waller, fait directement écho à Requin, le livre, qui est aussi le titre et le thème d’une chanson de Parcs, son précédent album – il n’est pas rare chez Belin qu’une chanson fasse écho à une autre. Il y est aussi question d’une noyade, mais cette fois du point de vue d’un éventuel sauveteur passant sur un chemin annexe.
C’est que Belin, avec ses ping-pongs de mots et ses échanges de points de vue avec lui-même, ses chansons à plusieurs bandes, est plusieurs : celui qui nous noie de mots, donnant l’illusion de se noyer lui-même, et celui qui nous en extirpe, un amuseur amusé aux airs trop sérieux pour être honnête, un chanteur en recul de lui-même. Telle est la palette, réversible à l’infini et vertigineuse, de ce beau diable de Belin.