Conçu par Dominique Hervieu pour la triennale Yokohama 2018, dont elle était directrice artistique, Triple Bill #1 est composé de deux créations, celles de Jann Gallois et de Kader Attou pour cinq danseurs japonais, et de la compagnie Tokyo Gegegay, en France pour la première fois. Un programme enthousiasmant !
Ce programme résume à lui tout seul le sens de la Biennale. Triple Bill #1 réunit trois chorégraphes et trois univers différents. Le Japon, un archipel inconnu sur lequel des milliers de jeunes pratiquent le hip-hop, essentiellement des battles. Une audition avec des centaines de candidats qui aboutit à la sélection de cinq danseurs pratiquant la breakdance (danse acrobatique et figures au sol), ignorant totalement ce qu’est l’écriture d’un spectacle et tout le travail nécessaire pour y parvenir. Une compagnie qui fait un tabac, les Tokyo Gegegay avec 20 millions de vues sur YouTube et que l’on n’imaginait pas exister dans ce pays que nous entrevoyions policé. Deux chorégraphes, Kader Attou et Jann Gallois, qui ont transformé des jeunes danseurs japonais de rue en magnifiques interprètes. Le résultat ? Trois propositions qui témoignent d’une créativité hors frontières et que la Biennale a soutenues pour qu’elles existent et qu’elles viennent jusqu’à nous. On en redemande !
Jann Gallois, une partition au sol
Avec Reverse, Jann Gallois compose une partition intéressante en partant d’une contrainte : mettre les danseurs à la renverse, leur tête restant constamment en contact avec le sol. Évoluant dans un carré dessiné par des lignes de lumière blanche, les Bboys nous plongent dans une réflexion sensorielle et corporelle sur le sens d’un monde à l’envers, qui ne va pas bien, qui perd sa liberté, capable aussi d’offrir d’autres points de vue sur l’espace et la manière d’appréhender la cohabitation entre les individus. Jann Gallois détourne des figures acrobatiques du Bboying pour donner aux corps des formes qui évoquent l’isolement, la déshumanisation mais qui laissent entrer l’autre – comme celle du pont où les danseurs arc-boutés créent des passages de respiration. Le final, un ballet vertical à l’envers, fait penser au déploiement d’une fleur rendue belle par l’union de ses pétales. Sculptée au millimètre près, cette danse originale, surgie du sol, transforme la danse hip-hop en un territoire de recherche et d’expérimentation prometteur.
Kader Attou, la maîtrise de la danse
Yôso (Éléments) est sans nul doute la pièce de Kader Attou qui impose sa maîtrise totale de l’écriture hip-hop, dont il ne cesse de faire évoluer la lisibilité et le potentiel, lâchant peu à peu ses approches narratives pour se consacrer à la matière corps, restant toujours au plus près de ses interprètes. Yôso s’inspire du Godai, qui signifie les cinq grands éléments (la terre, l’eau, le feu, le vent, le vide), sur lesquels se fonde la tradition japonaise pour dire que seul leur équilibre régit la vie. Évoluant sur la superbe bande-son de Régis Baillet qui mêle musique électronique et sons traditionnels et qui dose intelligemment ses effets sur l’emphase chorégraphique, les danseurs nous propulsent dans une danse précise, poétique, qui ne cesse de nous surprendre par des mouvements et qui nous cueille littéralement au détour des compositions. Les danseurs sont extraordinaires et d’un très haut niveau. Kader Attou s’est emparé de leur socle de virtuosité pour complexifier sa danse, l’éprouver dans ses rythmes, l’enrichir de nouvelles émotions visuelles et techniques. Quel bonheur de se laisser happer par tant d’élégance !
Tokyo Gegegay, la danse débridée
Le groupe des Tokyo Gegegay est composé de quatre filles et de Mikey, chanteur, danseur, metteur en scène, personnage haut en couleur, assumant son homosexualité après qu’on lui a conseillé plus jeune de pratiquer le hip-hop pour se masculiniser. Tokyo Gegegay’s High School se déroule dans l’espace clos d’un lycée de jeunes filles vêtues d’un uniforme, et symbole de contraintes sociales. Et là, apparaît sur scène tout ce que nous, Occidentaux, devrions détester. Musique à fond avec des grosses basses, lumières boîte de nuit, visages écrasés par un bas laissant surgir une bouche rouge et épaisse. Le show de mauvais goût. La danse est rapide et saccadée, le décor cadré par les tables d’école, l’univers quasi militaire. Jusqu’à ce que, montant crescendo, le rythme fasse tout exploser. Le décor se pulvérise, les costumes s’érotisent, la danse s’arrondit et l’espace éclate. Pour Mikey, la chanson exprime la tristesse, la danse la révolte. On est bluffé par ces artistes venus d’ailleurs qui osent l’hystérie, la provoc et l’humour !