L’Institut Lumière organise jusqu’au 24 juin une rétrospective consacrée au cinéaste japonais Yasujiro Ozu. Le critique et collaborateur de l’Institut Alban Liebl, qui a présenté le 21 mai Fleurs d’équinoxe, nous présente cette figure majeure du 7e art. Entretien.
Lyon Capitale : Comment qualifieriez-vous, en quelques mots, l’œuvre d’Ozu ?
Alban Liebl : Je reprendrais le titre d’un excellent documentaire qui lui a été consacré et qui le résume le mieux : L’Éternel Contemporain. C’est un cinéaste complètement inscrit dans son pays et son époque, mais dont l’œuvre est pourtant à la fois universelle et intemporelle. Il a tourné entre les années 1920 et les années 1960, mais les thèmes qu’il a abordés (la famille, les relations parents/enfants, la pression sociale, l’apprentissage de la perte de ses proches) restent d’une actualité totale et bouleversent autant le public d’aujourd’hui. Il a su saisir l’essence de ces enjeux, et c’est indémodable.
Ozu est souvent présenté comme le cinéaste japonais de la famille et des mutations du Japon. Êtes-vous d’accord avec cette idée ? Cela se retrouve-t-il vraiment dans ses films ou est-ce une sorte de poncif ?
Ce sont vraiment les thématiques quasi uniques de ses films, à part les tout premiers. Les scénarios de ses films sont très proches les uns des autres, avec d’infimes variations. De fait, c’est un cinéma qui entretient un rapport particulier avec le spectateur. De film en film, on a le sentiment de se retrouver en terrain connu, en famille justement.
De son enfance, nous savons qu’il a vécu avec sa mère, ses frères et sœurs, mais sans son père. Or, la figure paternelle occupe une place importante dans sa filmographie : quel sens donnez-vous à cette récurrence ?
Il est toujours délicat de plaquer une lecture psychologique sur l’œuvre d’un artiste, en tout cas rien n’est jamais si simple. Effectivement, au décès de son père, Ozu a vécu avec sa mère, jusqu’à sa propre mort. Il ne s’est jamais marié, et n’a pas eu d’enfant. Et pourtant il a su comme personne parler des liens du mariage et de la filiation. C’est un magnifique mystère.
À partir des années 1950, avec des films tels que Voyage à Tokyo et Le Goût du riz au thé vert, son cinéma semble évoluer. Peut-on distinguer plusieurs temps dans sa filmographie ?
Ozu fait partie de ces cinéastes qui ont cherché à trouver leur style et leur identité tout au long de leur carrière. Lors de ses débuts, dans la période muette, il a fait ses armes avec le cinéma de genre : films de gangsters, comédies burlesques… à l’époque les studios japonais copiaient Hollywood. Puis, dans les 1930/1940, il s’oriente vers un cinéma plus réaliste et s’intéresse aux couches sociales modestes du Japon, puis aux classes moyennes, tout en commençant à développer ses thèmes de prédilection. Dans les années 1950, il va peu à peu épurer au maximum son cinéma, que ce soit dans le choix restreint de ses sujets, ou dans son style de mise en scène.
Au niveau de son style, justement, il est connu pour ses plans fixes, avec une caméra placée assez bas. A-t-il développé d’autres traits particuliers dans sa mise en scène ?
Il a inventé ces fameux plans “à hauteur de tatami”, en créant un pied de caméra spécial, et il y a pris goût très rapidement. Ils deviendront sa marque de fabrique. Il faudrait ajouter sa façon de filmer des dialogues avec les acteurs qui font face à la caméra. C’est un art du portrait. Et, plus important encore, les “plans vides”, sans personnage, qui sont des sortes de ponctuations méditatives. C’est la deuxième lecture des films d’Ozu, au-delà de la chronique familiale : une réflexion sur la solitude, l’acceptation de la perte, du néant. Ozu était un vrai bouddhiste. Mais il n’y a rien de pesant dans ses films. On y trouve aussi beaucoup de vitalité, d’humour, et de belles scènes d’ivresse au saké !
Ozu est considéré comme l’un des plus grands réalisateurs japonais. Justement, qu’a-t-il apporté au cinéma japonais ?
À son époque, il a proposé une alternative au reste du cinéma japonais populaire – fresques historiques, films d’arts martiaux, de yakusas, de monstres... – tout en rencontrant un certains succès public. Ce fut surtout un choc pour le public occidental, qui a découvert son cinéma à la fin des années 1970, bien après sa mort. Des films tellement différents de ce que l’on connaissait alors du cinéma japonais, associé à un certain “exotisme”.
Aujourd’hui, peut-on encore ressentir son influence dans la production cinématographique nippone ? Des réalisateurs contemporains, au Japon (ou ailleurs), se réclament-ils d’Ozu ?
Ozu est un “cinéaste de cinéastes”, adulé par des grands réalisateurs du monde entier, mais qui ne s’en inspirent pas nécessairement, un peu comme Kubrick par exemple. Au Japon, on pourrait le rapprocher aujourd’hui d'Hirokazu Kore-eda, un cinéaste de la famille également. Pour ce qui est du style, on en trouve des traces chez Wes Anderson (The Grand Budapest Hotel), un cinéaste bien plus excentrique, mais qui cadre aussi ses personnages comme dans des portraits de famille.
Si vous ne deviez retenir qu’un seul film de lui, lequel choisiriez-vous et pour quelle raison ?
Eh bien, n’ayons pas peur des poncifs ! Sans hésiter, Voyage à Tokyo. C’est l’un de ses films les plus accessibles, et l’un des plus beaux. Je le conseille systématiquement à quiconque veut découvrir son œuvre.
Rétrospective Ozu à l’Institut Lumière avec encore deux films : – Bonjour (1959, 1h34), mardi 24 juin à 14h30. – Fin d’automne (1960, 2h08), samedi 21 juin à 16h15. |