On ne compte plus les passages lyonnais de Stephan Eicher (un à deux par an au bas mot). Preuve de l’inextinguible appétit d’un boulimique de concerts et de créations (la dernière en date se nomme Et Voilà !). Qui cherche sans relâche à mettre en beauté son patrimoine discographique pour ne jamais lasser personne. À commencer sans doute par lui-même.
Bien sûr, beaucoup de gens rêveraient d’être applaudis (et grassement payés, peut-être surtout) pour rabâcher tous les soirs les mêmes chansons. Ce genre de choses est une bénédiction. Mais pour certains chanteurs, cela pourrait aussi figurer une malédiction. Personne ne se demande jamais si ce tube-là, que tout le monde chante sous la douche, eh bien M. Chanteur ou Mme Chanteuse ne le déteste pas au plus haut point. S’ils peuvent encore le voir en peinture, en attaquer les premières strophes s’en être pris de nausée (ou au moins d’un incommensurable ennui au goût de routine).
Qui sait si Sardou ne déteste pas Les Lacs du Connemara, avec laquelle en plus on l’a bassiné tout l’été ? Qui sait si Dave n’en a pas ras la frange de Vanina (ah, ah, ah) ? Qui sait si Lara Fabian n’en a pas plus que marre de hululer Je t’aime à tire-larigot et à qui veut l’entendre ? Ou si simplement Stephan Eicher ne préférerait pas effectivement déjeuner en paix, plutôt que de chanter son tube du même nom ? Face à ce phénomène, dont on est certain, c’est quasi statistique, qu’il touche tous les chanteurs à quelques exceptions près (Patrick Hernandez chérit sans doute chaque jour son Born to Be Alive en consultant son relevé de comptes, c’est son seul tube et il fait de lui un nabab), il y a quelques solutions comme ne plus chanter ses tubes (et donc frustrer son public et donc le perdre et donc n’avoir plus de succès et ensuite l’engrenage : dépression, pauvreté, tournée des plages, démonstrations en supérette…). Ou bien, la plus radicale, à la manière du meilleur d’entre tous, le préféré, Jean-Jacques Goldman, ne plus se produire sur scène, ni même ailleurs, faire le mort en profitant de la vie – c’est un peu radical mais pour le coup ça marche. Et puis il y a une troisième voie : rendre ça ludique, chercher à se renouveler sans cesse dans l’expression de ses tubes et du reste. C’est celle choisie par Stephan Eicher.
Combien de temps
Mais d’abord, avant d’aller plus loin, il faut noter que Stephan Eicher doit nous conduire à nous poser cette question : qu’est-ce qu’un tube ? Une chanson qui se vend par millions (ou aujourd’hui à plus de 10 000 exemplaires du fait de la dévaluation vertigineuse des chiffres de l’industrie phonographique). Ou bien est-ce une chanson qui s’en s’être vendue outre mesure, sans avoir arpenté au piolet ou en mode fusée les cimes des Top 50, est entrée dans l’inconscient collectif ? En gros une chanson qu’on est à peu près persuadé de n’avoir jamais vraiment écoutée mais qu’on reconnaît à la première note et dont on connaît parfaitement les paroles. Si l’on retient cette deuxième définition, et même si le chanteur suisse a par-devers lui quelques titres qui ont accompli le premier exploit, alors il a plus que collectionné les tubes.
Et les tubes, Stephan Eicher les collectionne depuis non pas Combien de temps (1987), comme on le croit souvent mais depuis Two People in a Room sur l’album I Tell This Night (1985) qui lui permet très tôt de remplir l’Olympia après une demi-décennie de succès chez lui, en Suisse. Puis donc, il y a Combien de temps, son riff au synthé si délicieusement 80’s, ses tics d’époque, sa mélodie irrésistible et son clip iconique souvent parodié. Sans doute, de loin, son titre le plus daté, pourtant indémodable. Le succès d’après est l’autre jambe sur laquelle la carrière d’Eicher marche, Déjeuner en paix, tube énorme, extrait d’un album de diamant Engelberg (1991), qui en compte, comme l’album d’après, Carcassonne (1993), une tripotée. Enregistré dans le casino désaffecté de cette station helvète, Engelberg marque un tournant dans la carrière du Suisse. Celui de la rencontre et de l’entame d’une collaboration fidèle, débutée avec My Place (1989) mais qui prend ici son envol, avec l’écrivain Philippe Djian, auteur à la mode des années 80 (37°2 le matin, c’est lui), amateur de Cendrars mais surtout neveu spirituel des cultes Richard Brautigan, J. D. Salinger et Raymond Carver (avec lequel il partage cet art des petits riens qui font les grandes émotions et du quotidien qui détricote l’âme, ce que raconte ni plus ni moins Déjeuner en paix). Avec Djian, Eicher trouve chaussure à son pied, mieux une âme sœur. Comme si l’écrivain parlait à travers le chanteur et le chanteur par le biais de l’écrivain. Ensemble, ils écrivent les meilleurs titres d’Eicher : Pas d’ami (comme toi), Tu ne me dois rien (Engelberg), Des hauts, des bas, Ni remords, ni regrets, Manteau de gloire (Carcassonne, 1993), 1000 vies (1000 vies, 1996), Elle vient me voir (Hotel*S, 2001), Dans ton dos, La Relève (L’Envolée, 2012).
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