Rue 89 | Par Jean-Pierre Thibaudat | journaliste
La disparition brutale d'Alain Crombecque -une crise cardiaque l'année de ses 70 ans- laisse le théâtre, et pas seulement le théâtre, sous le choc. Ces dernières semaines, il promenait un regard crispé dans les halls de théâtre où se déroulaient les spectacles ou concerts du Festival d'automne dont il était le directeur (dix-huit ans de présence au total) après avoir été durablement directeur du festival d'Avignon (de 1985 à 1992) –je lui dois personnellement, et je ne suis pas le seul, les plus beaux juillet de théâtre qu'il m'ait été donné de vivre dans la Cité des papes.
Ce regard crispé jusqu'à l'inquiétude ne lui ressemblait guère -pressentait-il quelque chose ? -, lui qui avait pour habitude de regarder le monde en biais, avec un sourire en coin, une main soutenant son menton, ne parlant guère mais parlant bien.
Un grand directeur de festival
Cet homme discret et calme, était l'ami de tous les artistes. Il avait su convaincre Patrice Chéreau d'affronter la Cour d'honneur avec « Hamlet » (après l'avoir accompagné comme conseiller artistique dans l'aventure de Nanterre-Amandiers de 1981 à 1985), il avait amené Peter Brook à la carrière Boulbon où on allait être embarqués dans la nuit du « Mahabharata », il avait accompagné Antoine Vitez dans l'épopée du « Soulier de satin ».
Il racontait avec délice comment Tadeusz Kantor, qu'il avait invité, s'était arrêté aux portes d'Avignon pour qu'il lui apporte les clefs de la ville. Dans le sillage de Char, il avait su honorer en Avignon la littérature (Ponge, Sarraute, Jabès et bien d'autres) et favorisé le retour au festival d'Alain Cuny et de Maria Casarès renouant ainsi les fils rompus par son prédécesseur avec Vilar. Et tant d'autres choses.
Il fut, à sa manière un Christian Bourgois pour les arts de la scène. Un homme aimé et respecté qui chapota de son aura bien des aventures de sa présidence depuis l'Académie expérimentale des Théâtres à Paris jusqu'à l'Institut supérieur des techniques du spectacle à Avignon.
Un homme de bonne compagnie
Ses longues années au Festival d'automne sont moins résumables car plus diffuses mais non moins belles. Il ne dédaignait d'ailleurs pas cette visibilité en pointillé du Festival d'automne, en accord avec sa personne.
Je viens d'écrire plusieurs fois le mot « accompagné » et c'est un mot qui lui va bien.
Crombecque, homme de bonne compagnie, sut accompagner les artistes -et pas seulement ceux du théâtre, des musiciens comme Boulez, des peintres comme Alechinsky, et tant d'autres-, leur laissant toute la lumière pour mieux se sentir bien dans leur ombre. Proche en cela de cet autre grand disparu que fut Thomas Erdos (l'homme de l'ombre de Pina Bausch) avec lequel il était plus qu'ami, complice.
Un diplomate pour artistes
Je me souviens d'un voyage homérique en Iran où Alain Crombecque avait donné carte blanche à Soudabeh Kia pour faire venir des musiciens qui ne pouvaient pas jouer librement dans leur pays. C'était risqué, délicat, difficile, mais le tandem Erdos-Crombecque, traversant le pays dans un improbable minibus avec un groupe d'amis et allant au charbon des rencontres officielles, sut mener l'affaire sur place avec doigté et la bénédiction du Quai d'Orsay. Et on vit des mollahs étonnés s'asseoir au premier rang de la Cour d'honneur du Palais des papes !
Il y eut, une autre année, une flopée de musiciens pakistanais dont le grand Nusrat, et tout se termina dans un cloître au terme d'une nuit qui restera dans les annales du festival. Ces choses-là, grandes ou petites, se faisaient l'air de ne pas y toucher, sans réunions interminables, ni plan com. Trois mots suffisaient, « on le fait », et les choses se faisaient au bout du compte. Il lui arriva d'improviser au dernier moment un événement impromptu et de tenir une billetterie sauvage.
Un homme de gauche propulsé par Michel Guy
Cet homme de gauche avait été nommé en Avignon par un homme de droite, Michel Guy, qui savait qu'il serait l'homme de la situation. Quand Michel Guy avait quitté le Festival d'Automne pour la rue de Valois, Crombecque en avait pris la direction, après être entré au festival d'automne en 1974 comme attaché de presse.
Après ses années avignonnaises, il y était revenu, dirigeant avec douceur sur une petite équipe soudée qui doit se sentir bien orpheline aujourd'hui. Mais qui fera face. Car Crombecque, homme de pouvoir à l'insu de son plein gré, aimait déléguer et avait su s'entourer de collaborateurs sur lesquels il s'appuyait en toute confiance. A commencer par Marie Collin et Joséphine Markovits.
Un homme de rencontres
Le Lyonnais Alain Crombecque était entré dans le théâtre un peu par hasard lorsqu'à l'UNEF (le syndicat étudiant) il s'occupait des affaires internationales dans les prémices de mai 68. Il y avait organisé un festival de théâtre où sa route avait croisé celle d'un Victor Garcia et d'un Jérôme Savary (celui de la grande époque du Magic Circus) dont il allait s'occuper comme administrateur. La suite fut affaire de rencontres comme celle de Claude Régy et de fidélités comme celle de Bob Wilson ainsi qu'Alain Crombecque le rappelait récemment dans le programme de « l'Opéra de quat'sous ».
En un mot un ami
J'écris ces lignes dans un aéroport lointain. Les images reviennent, innombrables. Je le revois circuler dans les rues d'Avignon juché sur son Solex. Je le revois affronter stoïquement mais avec courage une grève dans la Cour d'honneur du palais des papes en arpentant tranquillement le champ de blé du décor. Je le revois à Moscou à l'automne 87 découvrant le nouveau théâtre russe et invitant sans attendre Vassiliev à venir en France.
Je me revois pousser la porte du Festival d'automne à Paris, et le trouver là debout parmi les plantes vertes, la main sous le menton. Il était rarement assis à son bureau -ce n'était pas un homme de bureau ni d'écriture. Il partageait le sien avec l'une de ses deux collaboratrices. Disponible, ouvert, toujours disponible.
C'était enfin un homme bon. Bon en tout. Et d'abord en amitié. Il aura traversé bien des événements, vécu bien des vies, mais ne s'en vantait pas. Il n'y a que ces dernières années qu'il s'était laissé aller à quelques durables confidences. On aurait aimé le pousser à écrire ses mémoires. Quand on en parlait, il biaisait, souriait. Il ne nous sourira plus. Mort d'un ami.