takemehome © Josh Rose

Danse : Dimitri Chamblas veut rendre visibles les oubliés de la société 

Avec takemehome, le chorégraphe Dimitri Chamblas cherche à rendre visibles les oubliés de la société qu’il rencontre, la nuit, dans les rues de Los Angeles.

Révélé dans À bras-le-corps, duo mythique créé avec Boris Charmatz en 1993 à la Villa Gillet où les corps étaient contraints par un espace réduit au sol, Dimitri Chamblas (formé au CNSMD de Lyon) a depuis collaboré avec d’autres chorégraphes (William Forsythe, Benjamin Millepied…) et développé dans le monde entier des projets pluridisciplinaires autour de diverses pratiques – danse, vidéo, arts plastiques, opéra, musique, littérature, mode…

Dans takemehome, conçue en collaboration avec Kim Gordon, cofondatrice du groupe de rock Sonic Youth, il nous parle de solitude et d’isolement et invite le public à ressentir l’univers de la pièce lors d’un atelier sensoriel une heure avant la représentation !

Lyon Capitale : Cette pièce veut rendre visibles les oubliés de la société, qui sont-ils ?

Dimitri Chamblas : Dans Compter pour personne, le philosophe Daniel Heller-Roazen dresse une liste qui inclut les domestiques, les serfs, les absents, les malades, les disparus, les étrangers, les détenus, les handicapés, les bébés, les vieillards, les morts… On pourrait y ajouter les migrants, les sans domicile fixe et bien d’autres. Pour moi, tout a commencé la nuit dans les rues de Los Angeles où, conduisant ma voiture sur la route du retour de la prison dans laquelle j’enseigne, je croise tard le soir des silhouettes errantes, des gens perdus, des corps au sol. La pénombre dessine des formes mais ne permet pas de voir les visages et laisse ces silhouettes anonymes. De cet anonymat, je me suis raconté des histoires, des vies.

Il n’y a pas de narration, comment avez-vous élaboré l’écriture de la pièce ?

Oui, takemehome n’a pas d’arc narratif, c’est un déroulé horizontal qui nous met en attente de quelque chose qui n’arrive jamais, c’est En attendant Godot ou la vie tout simplement ! En revanche ce qui est étrange, c’est que j’ai écrit une histoire pour chaque scène avant d’entrer dans le studio, des petits contes, un livret très narratif comme pour un ballet ou un opéra, mais rien de ces histoires n’est compréhensible en scène, il n’en reste que l’ombre ou l’esprit qui flotte dans les corps et au-dessus du plateau. Il n’y a pas d’improvisation, tout est guidé par des écritures différentes qui correspondent à chaque interprète pour en révéler les singularités. La pièce est l’inverse de l’uniformisation des humains, elle travaille l’identité et la nécessité des différences.

takemehome © Josh Rose

Parler des invisibles, c’est forcément travailler à la fois l’apparition et la disparition. Comment cela se traduit-il par le corps, la mise en espace et la lumière ?

C’est très juste. Nous avons travaillé sur l’identité et les pertes d’identité. Faire une chose en étant occupé à autre chose, avoir le visage face au public mais ne rien projeter, perdre sa personne dans la danse puis exister à nouveau, se cacher, apparaître et disparaître dans la danse, se penser invisible… Ce ne sont que quelques exemples de ce à quoi les interprètes sont occupés au plateau. Les lumières d’Yves Godin travaillent à l’apparition et la disparition des personnes sur la scène et le grand zeppelin suspendu au-dessus de la scène qui diffuse la lumière est un objet massif mais léger qui nous révèle par sa lumière mais qui semble aussi nous observer.

C’est votre deuxième pièce avec Kim Gordon, qu’est-ce qui vous rapproche d’elle ?

Kim et moi sommes amis. Elle se voit plus comme une artiste que comme une musicienne et considère que sa guitare est un objet qui ne requiert pas de technique mais un désir de rapports divers à elle. La guitare objet, la guitare qui met le corps en mouvement, la guitare abandonnée micros ouverts, la guitare qui passe de main en main et bien plus encore. Je me retrouve dans ce rapport à la pratique. Elle a travaillé avec les danseurs pour composer ensemble un moment live de guitare puis m’a aussi envoyé des sons qu’elle enregistrait en studio et qui sont liés à cette ambiance de Los Angeles la nuit et de surveillance tels des hélicoptères par exemple. Je voulais aussi entendre sa voix, ainsi deux morceaux sont chantés, ici encore il s’agit de présence et d’identité.

En 2019, vous avez entamé à Los Angeles un projet dans une prison de haute sécurité d’hommes, qu’est-ce que cela dit de votre approche du corps et de la danse ?

En prison, le point de départ est de créer ensemble un espace dans lequel chacun se sent à l’aise et en confiance, sans se juger et avec l’envie d’aller vers des expériences inédites. Dans les quartiers haute sécurité où je travaille, le contact entre deux corps a toujours été synonyme de problèmes. À travers ma pratique, on essaye de changer le rapport au corps de l’autre et au contact. On se porte, on se masse, on prend en charge un corps/une personne à trois, on s’autorise à s’abandonner aux bras d’un autre. On crée des contextes créatifs de mouvements qui transforment notre façon d’être ensemble. Quand j’ai commencé la danse, j’ai senti qu’elle allait m’offrir une vie, qu’elle serait un véhicule qui m’emmènerait dans des contextes et des géographies variés, avec des rencontres de personnes très différentes. Aujourd’hui, je travaille avec des migrants, des danseurs et danseuses de très haut niveau, des amateurs du monde entier, des prisonniers, des acteurs et actrices. Chacun de mes projets est fait pour et avec des groupes différents. Dans takemehome, je voulais explorer des choses qui exigent d’avoir les meilleurs danseurs du monde. Une grande partie du projet a été de les réunir, une fois le casting fait, les dés sont lancés !

Vous proposez aux spectateurs qu’ils se connectent de manière sensorielle à takemehome dans le cadre d’un atelier que vous donnez en amont, en quoi cela peut-il modifier leur perception de la pièce ?

Je souhaitais pour cette nouvelle création une perméabilité entre le plateau et les fauteuils, comme dans la pensée du mouvement Fluxus. Je crois que c’est tous ensemble qu’on peut faire venir la magie dans la salle. C’est du reste assez mystérieux comment la danse apparaît ou n’apparaît pas, comment elle est un élément extérieur qui pénètre les corps et l’espace ou pas. J’aime cette fragilité et surtout l’ouverture à ce qu’une force extérieure nous prenne, qu’on s’en remette à elle. Quand le spectateur achète un billet, il a le choix de venir à une pratique d’une heure avec moi en amont du spectacle. La pédagogie et la pratique pour tous sont omniprésentes dans mon travail et je ne voulais pas, ici, les mettre de côté. Après ce magnifique moment ensemble, je ressens dans la salle que les participants sont nos alliés, qu’ils sont connectés à nous, ils font partie de la bande et, par là même, aident l’espace à inviter la grâce. La pièce travaille sur la solitude et l’isolement et cette pratique offre une expérience qui crée des rencontres inattendues, chaleureuses, tactiles. En se souvenant de takemehome, les spectateurs se souviendront aussi de ce qu’ils ont senti dans leur corps et de qui ils ont rencontré.

takemehome - Dimitri Chamblas – Les 27 et 28 septembre à la Maison de la danse

Les ateliers avec Dimitri Chamblas ont lieu 1 heure avant le spectacle. Ils sont gratuits et réservés aux spectateurs.

www.maisondeladanse.com

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