Portrait. Sa fuite d’Afghanistan à l’arrivée des talibans, sa nouvelle vie en France et ses rêves de jeune femme… Atifa, 21 ans, nous retrace le chemin d’une liberté acquise grâce à sa passion pour le théâtre.
Nous avions pris rendez-vous un samedi, au petit matin, dans une brasserie lyonnaise où elle installait tables et chaises, peu avant de prendre son service. Une scène qui contrastait quelque peu avec la dernière fois que nous avions vu Atifa et sa frêle silhouette. C’était quelques mois avant, sur le grand plateau du TNP, où elle interprétait Ismène, sœur d’Antigone, dans Les Messagères,une création de Jean Bellorini.
Un magnifique spectacle – l’un des plus marquants de la saison du théâtre villeurbannais – dans lequel neuf comédiennes afghanes en exil revisitaient la tragédie de Sophocle, Antigone. Un texte puissant, où la désobéissance féminine s’élève en défi du pouvoir masculin et de l’arbitraire, et qui résonnait avec l’histoire de ces jeunes interprètes.
Kaboul, avant les talibans
Originaire de Daykundi, ville du centre de l’Afghanistan, la famille d’Atifa avait rejoint la capitale lorsqu’elle avait 5 ans. Sa mère et son père, employé local d’une ONG allemande, souhaitaient que leurs quatre filles poursuivent leur scolarité.
Atifa étudie au lycée public de Kaboul, où elle jouit “d’une grande liberté”. Soirées étudiantes mixtes, émancipation des jeunes femmes grâce notamment aux nombreuses activités culturelles… Très rapidement, elle désire pratiquer le théâtre pour lequel elle voue “une passion depuis toute petite”. Sur les conseils d’une amie proche, elle intègre la troupe de l’Afghan Girls Theater Group, dirigée par le metteur en scène Naim Karimi, à qui l’Institut français de Kaboul prête des locaux pour les répétitions.
Un voyage sans billet retour
Août 2021. Les talibans sont aux portes de Kaboul après le départ des Américains, sans rencontrer de réelle résistance de la part de l’armée afghane. Les villes sont tombées rapidement et des milliers d’Afghans tentent de fuir à l’étranger.
À Paris, la performeuse féministe afghane Kubra Khademi, réfugiée en France depuis 2015, exhorte les autorités françaises à délivrer des visas aux artistes menacés. Des centaines d’entre eux, dont de nombreuses femmes, fuient le pays.
Atifa quitte ainsi ses parents et ses trois sœurs, qui s’exilent en Iran quelque temps plus tard. Visas en main, les jeunes comédiennes de la troupe, dont la plus âgée avait alors 24 ans, atterrissent à Paris à la fin du mois d’août, puis rejoignent Lyon, le 10 septembre, sur invitation du TNG et du TNP.
Résidence artistique
Joris Mathieu et Jean Bellorini, les directeurs des deux institutions, accueillent les jeunes exilées dans leur théâtre respectif. Cours de français, ateliers de théâtre, répétitions… En pleine période de Covid, elles bénéficient ainsi d’un accompagnement et d’une résidence artistique grâce aux équipes des deux théâtres de la métropole lyonnaise. Les jeunes femmes sont temporairement logées par la mairie de Villeurbanne.
En février 2022, à Saint-Étienne puis Rillieux-la-Pape, c’est leur première apparition devant un public français, sous forme d’une lecture, grâce à l’invitation de la poète et dramaturge lyonnaise Estelle Dumortier. Dans Un Poème est une épée, elles ne sont pas seules sur scène. Une cinquantaine de femmes – comédiennes, autrices ou simplement lectrices – deviennent les porte-voix solidaires en langues dari, pachtou et française de toutes les Afghanes condamnées à nouveau à une forme d’invisibilité après l’arrivée des talibans.
En novembre 2022, leur première création théâtrale est proposée au TNG. Le Rêve perdu est un témoignage émouvant et politique de leur propre histoire et raconte la genèse de la troupe, lorsqu’en 2014 un adolescent commet un attentat suicide sur la scène de l’Institut français de Kaboul. Pour Naim Karimi, présent ce jour-là, c’est un traumatisme. Il va alors consacrer son temps à l’animation d’ateliers de pratiques artistiques qui conduiront à la fondation de l’Afghan Girls Theater Group.
Voler de ses propres ailes
Atifa a vécu son arrivée à Lyon comme “un nouveau départ” et semble avoir réussi son intégration. Sa maîtrise et compréhension de la langue française sont impressionnantes, elle qui, il y a tout juste deux ans, ne pratiquait que l’anglais. En 2022, elle intègre la formation Arts, Langue, Image, Scène, Espace à Lyon 2 (ALISE), destinée aux étudiants non francophones.
En juin 2023, avec seulement un mois et demi de répétitions quotidiennes, sa prestation dans Les Messagères au TNP relève d’une véritable performance. Un spectacle qui est également au programme du théâtre villeurbannais en septembre et qui démarre une tournée nationale la saison prochaine. Mais Atifa est consciente que le théâtre n’est qu’un point de départ dans sa nouvelle vie.
“Mon rêve c’est de pouvoir m’exprimer dans un métier créatif”, affirme-t-elle. Fascinée par la mode, elle a décidé de suivre une formation dans la création textile. Couture, modélisme, création, elle suit un enseignement pour obtenir un CAP au lycée professionnel Camille-Claudel à la Croix-Rousse. La jeune femme a également eu l’opportunité de travailler comme habilleuse lors de la fashion week à Paris fin janvier. Actuellement en stage à l’Atelier costumes du TNP, elle désire désormais mettre en œuvre “toutes les idées” qui foisonnent dans sa tête.
Deux ans après son arrivée en France, Atifa se dit “heureuse”, malgré l’absence de sa famille et les difficultés de la vie quotidienne. Logement, études, elle doit subvenir seule à ses besoins en travaillant dans la restauration en plus de ses cours – plus de vingt heures hebdomadaires qu’elle effectue durant le week-end. Un rythme soutenu qui n’est pas toujours de tout repos. Mais qu’importe, Atifa aime à citer un proverbe afghan : “Quand ta maison t’appartient, tu l’aimes même avec ses défauts.” Histoire de nous faire comprendre que, contrairement à bon nombre de femmes afghanes, elle a la chance d’avoir son destin entre ses main.