Ces derniers avaient accepté des contraintes supplémentaires : improviser un texte court sur une durée limitée d'une heure et demi. " Le train m'emmène et j'ai 17 ans. Je devais partir, c'est tout ". C'est à partir de cette phrase extraite du recueil de poèmes d'Emmanuel Merle, Amère Indienne, que les plumes se sont activées. Trois d'entre elles ont été récompensées d'un prix, et Lyon Capitale publie aujourd'hui ces textes qui auront su s'illustrer lors de cette première édition de cet événement baptisé " Des mots en mai ".
J'ai dix-sept ans ! Dix-sept ans d'une vie partagée entre la ferme de mes parents et le lycée. A la ferme, j'aide mon père à traire les vaches, à tondre les moutons ou à botteler le foin. Mon père est un être distant avec moi, presque bourru. C'est parce que je suis l'aînée et qu'il veut m'apprendre la vie à la ferme. Mais je l'aime comme il est.
A la maison, où ma mère s'échine à m'élever avec mes six petites sœurs, c'est le quotidien qui m'aspire : la vaisselle, presque toujours empilée sur cette pierre d'évier que cinq générations ont déjà récurée. Le linge, pieusement lavé au savon de Marseille (ça évite les irritations !) et qui a séché au vent du sud si fréquent sur la colline. Chaque pièce de vêtement garde chaque année davantage la trace des petites faiblesses de chacune d'entre nous. Orphée, c'est le chocolat, et Pauline, le gras du beurre... Les années de Siloé sont visibles aux coulures vertes des épinards dont elle raffole.
L'école pour moi, c'est la respiration, hors de tout cela que je ne déteste pas mais qui me mange. Au lycée, j'ai découvert la musique. Celle de Bach et de Mozart, 'des vieux' comme disent certains de mes camarades. Et aussi celle des Beatles ou de Paul Henry. Celle des Beatles me donne envie de danser ; celle de Paul Henry vrille un peu mes oreilles, mais laisse en moi passer des ondes.
Les deux heures de musique me consolent de tous les théorèmes et de toutes les propriétés mathématiques que je dois ingurgiter si je veux passer en terminale. La vie même des musiciens me fascine et je n'ai aucune peine à apprendre mes cours.
Ma mère dit parfois que cet amour de la musique est stupide et que ce n'est pas comme ça que je gagnerai ma vie !
Mais la nuit, je tente de retrouver dans ma tête les morceaux entendus. Bien sûr, il y a la ferme ; mais je ne veux pas abandonner la musique. Je voudrais surtout mieux la connaître... jouer peut-être d'un instrument !
J'ai dix-sept ans, et ce soir, dans le hasard qui m'a fait ouvrir une de ces boîtes de gâteaux en fer blanc, bêtement décorée de petits oursons joufflus, et oubliée au sommet du bahut de la cuisine, ma vie s'est arrêtée.
Sans vraiment réfléchir, j'ai rangé quelques vêtements dans un sac de toile. J'ai pris mon vélo dans la grange et filé jusqu'à la gare.
Dans ce train de nuit qui n'emporte que le courrier des provinciaux vers Paris, je me suis glissée à l'insu du chef de gare, somnolent. Je lis, je relis, je déchiffre parfois, cette petite écriture fine : 'Mon amour, je retiendrai tout de ces deux belles journées et de cette nuit de rêve. Je retiendrai le merveilleux hasard qui m'a fait croiser tes dix-huit ans au bord de ce canal. Je suis de nouveau à Paris et j'écris. Je vais écrire ton souvenir par milliers de notes sur les portées, et la musique sera belle.
Le 18 juillet 1966. Paul Henry.'
J'ai dix-sept ans. Et dans ce train qui m'emmène, je pleure. Je comprends tout à coup pourquoi mon père est si distant. J'ai dix-sept ans et je roule vers Paris. Je devais partir. C'est tout. Je suis née le 13 avril 1967. Je quitte mon père pour chercher papa.
Claude Burrus