Des mots en mai : le texte de Julie Boghossian

Ces derniers avaient accepté des contraintes supplémentaires : improviser un texte court sur une durée limitée d'une heure et demi. " Le train m'emmène et j'ai 17 ans. Je devais partir, c'est tout ". C'est à partir de cette phrase extraite du recueil de poèmes d'Emmanuel Merle, Amère Indienne, que les plumes se sont activées. Trois d'entre elles ont été récompensées d'un prix, et Lyon Capitale publie aujourd'hui ces textes qui auront su s'illustrer lors de cette première édition de cet événement baptisé " Des mots en mai ".

Les bosquets défilent sous la fenêtre décolorée. Dans la vitre un homme fatigué, cheveux hirsutes, regard blasé derrière ses lunettes rouges, m'observe. Il me regarde, il m'interroge, il me rappelle...
J'ai dix-sept ans et l'inconnu m'appelle. Fuir, m'évader. Echapper à la maison. Silencieuse, morte, à peine troublée par les petits pas de souris d'un mère qui ne veut pas déranger, qui n'espère plus rien. Qui veut disparaître.
J'écoute du hard rock. Elle ne dit rien. Elle ne disait jamais rien. Une fois, j'ai poussé le volume à fond, pour voir. Et j'ai attendu. Au moins cinq bonnes minutes à me bousiller les tympans. Puis sa silhouette est apparue dans l'embrasure. La phalange de son index droit a effleuré le bois de la porte. Ses lèvres ont bougé. 'Quoi !' Elle a recommencé. 'Hein ?' Elle en avait les larmes aux yeux. Pauvre maman. Mais j'avais dix-sept ans et on n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans. On peut être méchant même.
Je n'ai jamais connu mon père. Il était très beau, ça elle me l'a dit. Grand et brun. Comme moi. Il est parti. Pour une autre, ça c'est moi qui ai deviné. Je n'avais même pas encore ouvert les yeux sur le monde. Alors bien sûr, j'étouffais. J'étouffais sous les regards de ma mère, les discours vides des profs, le silence âcre de l'appartement. La seule bouffée d'oxygène, c'était Mathilde. Ou plutôt le souvenir de Mathilde, de cette petite fille qui s'envolait sur la balançoire du parc en hurlant de peur et de joie. 'Encore Baptiste ! Plus haut !'
Et puis Mathilde aussi était partie. A Rennes. Un endroit dont je n'avais jamais entendu parler. A 5 ans, je me figurais que Mathilde était partie au Pôle Nord travailler avec le père Noël. Et puis j'ai grandi.
Et un jour - un jour banal, un jour de cantine et de pluie - je suis parti. J'ai pris le bus jusqu'à la gare de la Part-Dieu. Je croyais que c'était un nom prédestiné, que Dieu me soutiendrait... enfin si Dieu existait... Je prenais de brusques accès de foi. J'avais laissé une lettre à ma mère. Très courte. Je partais pour Rennes. Je savais qu'elle ne comprendrait pas. La tempête dans ma tête déroulait des tourbillons de peurs et de désirs que je ne maîtrisais pas.
Il me semble que le train roule vite. Plus vite que ce jour-là. L'aller m'avait semblé interminable. J'étais pressé. Pressé de voir, pressé de vivre. Je voulais tout dévorer, avaler la route, me gaver d'amour et de sensations. Et je me suis gavé. De tout ce qui me tombait sous la main. Dans les bars, dans les discothèques, partout où je m'imaginais pourvoir trouver Mathilde et où je ne trouvais finalement que les brouillards bleus de l'illusion. Aujourd'hui, je me l'imagine devant un ordinateur, sa crinière brune retenue sur la nuque par deux crayons de couleur, le menton dans sa paume, ses yeux bleus fixés au plafond cherchant de nouvelles idées. Mathilde a toujours eu des tas d'idées.
Sa photo est toujours moulée dans le creux de ma main. Je peux passer des heures entières rien qu'à regarder ce petit visage de poupée au sourire d'ange mais au regard malicieux, émergeant d'une cascade de cheveux bruns.
Après tout, elle est peut-être actrice...
Le soir tombe. Je le vois sans le sentir. J'ai tellement froid depuis que j'ai quitté Rennes. Depuis le fameux coup de téléphone qui m'a tiré du lit à cinq heures. Certainement, si j'arrivais à pleurer ça irait mieux. C'est ce qu'il disait en tout cas, le psychologue scolaire. La tête me tourne. Il faudra que je me force à manger quelque chose en arrivant.
Je ferme les yeux et elle est là. Mathilde. Elle porte un jean et un chemisier noir. Elle est venue avec sa mère. Elles sont vraiment désolées. Elles sont venues dire adieu. Pauvre maman ! Le cercueil descend lentement dans la fosse... La voix de l'hôtesse me sort brusquement de ma rêverie pour annoncer l'arrivée du train. Je récupère ma valise et je suis le flot anonyme de la foule des passagers.
Le train me ramène, je n'ai plus d'âge. Je dois rentrer... vers un autre inconnu.
Julie Boghossian

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