© Jérôme Bonnet

Dominique A : L’A-symphonie fantastique

Fin octobre, Dominique A a publié Quelques Lumières, vertigineux double disque d’auto-reprises, symphoniques et grandioses ou acoustiques et dépouillées, aux arrangements aventureux et à la facture sublime. En sortie de novembre, il vient jouer à Lyon ce disque dans sa version orchestrale avec l’Orchestre de chambre de Genève. Occasion rare de découvrir le chanteur sous d’autres coutures. Et d’autres horizons.

Dominique A n’en finit plus de se réinventer esthétiquement. Cela il n’a cessé de le faire notamment sur ses quatre albums précédents, comme pris dans un mouvement perpétuel, une nécessité de continuer à bouger pour ne pas mourir. En 2018, il livrait avec Toute Latitude et La Fragilité deux disques radicalement différents (l’un électronique, l’autre acoustique) fonctionnant comme un diptyque monté en oxymore. Mais creusant pourtant chacun le sillon d’un minimalisme “dominicain” né avec les premières notes de l’intéressé sur le désormais iconique La Fossette. Puis, il lâchait, en 2020, Vie étrange, œuvre à peine déconfinée transformant le sillon précité en une tranchée de dénuement et d’épure, un gouffre, un trou noir.

Tout se passait alors comme si, à l’instar de l’univers, après l’expansion (sur quelques albums jadis bien touffus) venait le temps du rétrécissement, de la réduction, de l’inversion de la flèche du temps. Non pas. Car avec Le Monde réel (2022), disque post-crise trempé dans l’effondrement, Dominique A allait reprendre son expansion. Une expansion aux airs de pas de côté. Là, il investissait quelque chose d’orchestral en flirtant avec le classique mais aussi le jazz. Mais le fond, dans le propos tenu, était si prégnant (la fin du monde comme elle va, et nous comme on ne va plus) que la forme en était presque accessoire. Il faut croire que Le Monde réel,avec toute son acuité et ses inventions musicales, était comme la prémisse du disque qui nous intéresse ici, la dernière épiphanie d’A.

Un disque de reprises pourtant. Car, dans sa quête de réinvention, Dominique A a toujours eu à cœur de repenser jusqu’à ses propres chansons déjà existantes, chose qu’il fera beaucoup sur scène comme en atteste l’album live Sur nos forces motrices (2007). Le chanteur, également écrivain, étant même allé jusqu’à mettre à plat certaines de ses chansons, comprendre : littéralement à plat, couchées dans un livre, Ma Vie en morceaux, genre d’autobiographie en fragments où Dominique Ané se raconte à travers ses chansons, comment elles sont nées, comment elles s’articulent avec sa vie. Ne pas y voir pour autant une volonté de les mettre au musée ou dans un placard.

C’est en réalité tout le contraire de la conception des choses de Dominique A : “Les chansons, il faut les réanimer, sinon elles meurent”, dit-il. Et la réanimation est un acte radical, violent. Loin d’être pourtant subclaquantes, une poignée de chansons de Dominique A connaissent bien ici une résurrection, renaissent des cendres du temps (on ne dit pas de l’oubli, il ne faut pas exagérer), revoient la lumière au bout du tunnel et pas celle, proverbiale, de la mort imminente. D’ailleurs, l’œuvre s’appelle Quelques Lumières. Et elles sont d’intensité variable.

Les Métamorphoses

Sur le premier disque (car la chose est double), Dominique A revisite certains de ses titres, aux notoriétés diverses, ou plutôt les ravale, les déconstruit, dans une sorte de geste de métamorphose ovidienne. Le tout avec l’aide d’un orchestre symphonique. Sur le second disque, l’exercice est semblable mais avec des titres repassés en trio acoustique. Même si les deux sont indissociables (comme l’étaient Toute Latitude et La Fragilité), c’est bien sûr le versant symphonique qui est le plus intéressant. On devrait dire : fascinant.

Car certes l’exercice pourrait facilement paraître un peu tarte (à la crème) voire relever du passage quasi obligé dans une industrie musicale qui ne sait plus comment se renouveler et vendre ses artistes. Et l’une des tendances du moment est bien de les monter en mayonnaise symphonique plus ou moins digeste. Manière pour les artistes en question d’assouvir quelque rêve de grandeur le temps d’un disque ou de quelques concerts, en frottant ce que Gainsbourg appelait leur “art mineur” à plus grand, plus grandiose, plus prestigieux dans l’ordre des arts donc, en compagnie de musiciens du conservatoire, d’orchestres aux noms qui claquent. Une manière aussi peut-être de rabattre ses complexes, pour ceux qui en ont. De renouer aussi avec un âge d’or de la chanson (les années 60 et 70) où des orchestrations exceptionnelles anoblissaient dans les grandes largeurs la chansonnette (avant l’apparition du synthétiseur et de la stratégie du moindre coût). Véronique Sanson (1989), Serge Lama (1998), Florent Pagny (2004), Miossec (2003), Jane Birkin (2017) et même un Johnny et une Édith Piaf post mortem ont fait cette expérience. Plus récemment Bernard Lavilliers. Rien d’original donc dans la démarche de Dominique A. Sauf qu’il y a l’art d’un côté et de l’autre la manière.

Ici, il ne s’agit pas de jouer les versions originales, canoniques, radiophoniques, de ses hits en compagnie de son groupe en y adjoignant de paresseux arrangements de violons au moment du refrain. Ici, qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas d’un best-of ou d’un greatest hits – l’auditeur attaché aux tubes de son idole (quand bien même Dominique A ne serait ni une idole et n’aurait jamais composé de véritables tubes) y verrait bien des oublis et n’y entendrait pas les évidences espérées. La chose aurait été facile pour Dominique A pour lequel ce disque est aussi l’occasion de fêter ses 30 ans (officiels) de chansons. Mais trop facile. Non, ici, il s’agit bien d’une création originale, et, comme on l’a dit, de déconstruire et de rebâtir, de faire revivre une collection hétéroclite de chansons, marquantes ou pas (elles le sont pour Dominique A). Ici, il n’y a donc que Dominique et son orchestre (pas de guitare, pas de batterie, pas de basse). Une colonne vertébrale à remettre en chair, un mannequin à rhabiller de la tête aux pieds. De cuivres, de cordes, de flûtes, de piano. Et d’arrangements insensés qui sont en fait quasiment une réécriture. Ils sont signés David Euverte, compositeur (y compris pour le cinéma) et arrangeur qui a collaboré à plusieurs des albums d’A (Vers les lueurs, Le Monde réel qui lui doit ses sublimes envolées, un disque qui, déjà, voyait Dominique A délaisser les guitares).

L’apprenti sorcier

L’idée est née de trois concerts donnés avec l’Orchestre de chambre de Genève (né l’année de la parution de La Fossette, c’est sans doute un signe) et avec eux le sentiment qu’il serait bien dommage de ne pas fixer la chose sur un disque, de laisser la magie s’évanouir. Car de magie, il s’agit bien. Cet album, c’est Fantasia chez les ploucs de la pop. Le chanteur voulait redonner de la vie et du souffle à ses chansons, c’est réussi au-delà de ses espérances d’apprenti sorcier, tant ce souffle de vie se transforme en tempête.

Ainsi Le Temps qui passe sans moi s’ouvre telle une aurore sur les prairies à perte de vue d’un western de Ford et explose en un orage de cordes dansant avec les loups tandis que la voix lumineuse de Dominique A s’envole, extatique. Que dire de ce Courage des oiseaux, chanson culte pour tout amateur d’A, comme passée dans une drôle de moulinette où la musique sérielle croise Les Mille et une nuits et le Boléro de Ravel ? Ou du Twenty Two Bar, ses cordes pincées et son atmosphère de piano-bar jazzy enfermé dans une boîte à musique laissant échapper une fanfare lynchienne ? De la sublime revisite vaporeuse et résignée d’Au revoir mon amour ? D’Immortels, chanson rendue éternelle par la version posthume d’Alain Bashung et qui semble ici frapper à la porte d’une sorte d’Olympe ? Enfin, de la grandiloquence brumeuse d’un Corps de ferme à l’abandon saisi d’une angoisse carpenterienne ? À chacune de ces chansons, Dominique A offre une dimension radicalement différente, une seconde vie en effet, plus grande que la vie elle-même, y compris à celles qui initialement offraient déjà de magnifiques envolées orchestrales.

Et puis il y a ce pendant, ce contre-point, ce versant opposé qu’est la partie acoustique de l’album, sorte de post-scriptum à la tempête, comme semé sur un territoire désolé. Il aurait été intéressant qu’il s’agisse des mêmes chansons que sur le premier disque pour en saisir le contraste. Mais Dominique A a préféré en choisir d’autres, dépouillant d’ailleurs au passage quelques-uns de ses titres les plus enlevés (mais aussi trois inédits), comme cette version ombrageuse de Rendez-nous la lumière, avec une véritable science du détail et du silence, cet inédit, Les Animaux, qui fait tant penser à une embardée dans Les Jardins des délices de Gérard Manset ou la new-wave débranchée du pourtant électrique Les Éveillés. Là encore, Dominique A, définitivement installé comme le chantre du lyrisme minimal, nous offre une nouvelle vision de son œuvre qui aurait justifié le titre initialement prévu pour ce double album, en clin d’œil à l’un de ses disques les plus fameux : Une Mémoire neuve.

Dominique A et l’Orchestre de chambre de Genève – Le 30 novembre à l’Auditorium Maurice-Ravel

Quelques Lumières(Cinq7/Wagram Music)

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