Brigitte Giraud a obtenu le plus important des prix littéraires de l’année, le prix Goncourt. Avec Vivre vite, son livre le plus personnel et le plus bouleversant. Entretien.
Lyon Capitale : Vous aviez évoqué le décès de votre compagnon dans À présent, en 2001, vous vouliez revenir sur cet événement avec Vivre vite, couronné par le prix Goncourt ?
Brigitte Giraud : À présent est un récit que j’ai écrit un an après l’accident, un livre de la sidération, concret, factuel, qui dit la déflagration. Vivre vite, au contraire, est écrit vingt ans plus tard, après avoir considéré toutes les questions restées sans réponse. L’accident demeure inexpliqué, ce qui fait que mon cerveau n’en a jamais fini de galoper.
J’ai eu besoin de poser tout ça, et de mener l’enquête sur nos vies, intimes et collectives, à la fin du XXe siècle, interroger ce qui, dans nos existences, peut conduire à la catastrophe, alors que tous les voyants sont au vert et qu’on est au comble de l’énergie et de la vitalité. Et puis je savais que je n’avais pas encore écrit “le” livre. Il me fallait prendre le temps, pour être à la hauteur de l’homme avec qui j’ai vécu presque vingt ans, de l’histoire d’amour et de l’événement.
“J’ai mis presque vingt ans pour oser écrire Vivre vite”
Qu’avez-vous ressenti lorsque vous avez appris l’heureuse nouvelle ?
C’est difficile à dire, des sentiments mêlés. Une grande joie, bien sûr, mais aussi un étrange calme dont je ne suis pas sortie. Ce qui m’a le plus surprise, c’est l’alignement des planètes depuis la première sélection Goncourt début septembre. Un alignement presque inquiétant (sourire). J’ai souvent été sur les “shortlists” des grands prix d’automne, mais en général j’attendais le verdict dans le bureau à 13 h, avec mon éditeur, et puis je reprenais le train vers Lyon dans l’après-midi, après un déjeuner un peu tristounet. Et puis le lendemain était un autre jour. À chaque fois, je m’en voulais surtout d’y avoir cru. Je me répétais qu’on n’écrit pas pour être primé, mais parce que l’écriture du livre a été nécessai
Depuis cette première liste de sélection Goncourt, il y avait eu les rencontres dans le cadre du Goncourt des lycéens, que j’ai adoré faire, et qui m’ont permis de tisser des liens avec les autres écrivains de la sélection.
Nous nous sommes lus, nous nous sommes écoutés parler devant les lycéens, nous nous sommes découvert des affinités. J’ai adoré cheminer avec Carole Fives [auteure de Quelque chose à te dire, NdlR], par exemple, autre Lyonnaise dont j’aime tant les romans. C’était une aventure intense, je ne sais pas encore qui va recevoir ce prix, j’ai une petite idée, et bien sûr mes préférences.
Quand le Goncourt est proclamé, on n’a pas le temps de penser, c’est tout de suite action ! Je n’ai même pas eu le temps de passer un sms… nous sommes partis en vitesse chez Drouant, à pied, il pleuvait, et après tout s’enchaîne.
Je pensais à Nicolas Mathieu qui avait reçu le prix quatre ans avant, ça m’a aidée. De la joie, oui, mais un calme profond qui me vient du fait que j’ai pu écrire ce livre, c’est cela qui était important pour moi, j’ai mis presque vingt ans pour oser écrire Vivre vite. Que le prix soit attribué précisément à ce livre est comme un signe.
C’est la première fois que le prix est attribué à un livre aussi personnel.
Je ne suis pas sûre que cela soit la première fois. Beaucoup de romans primés sont de facture très personnelle mais habillés sous la forme d’un roman.
Je pense notamment à L’Amant de Marguerite Duras, [Goncourt 1984, NdlR], autobiographique mais remis en scène sous une forme plus romanesque. Vivre vite est un livre très personnel, il a souvent été qualifié de livre de l’intime, mais l’intime ne m’intéresse que parce qu’il est relié au collectif, aux autres.
Dans sa construction, Vivre vite émet des hypothèses qui, mises les unes à la suite des autres, auraient pu enrayer l’accident. Ces vingt-trois petits chapitres sont une réinvention de la réalité, prennent de grandes libertés et, même si tout est vrai, le livre prend à bras le corps un territoire beaucoup plus vaste que ma simple histoire.
Puisque je fais des liens entre nos vies à la fin du XXe siècle et celle de l’ingénieur japonais Tadao Baba, celle de la reine Astrid, de Paco Rabanne, de Stephen King, du naturaliste Émile Guimet, le tout croisé avec pas mal de groupes de rock… ce qui, à mon avis, donne un ensemble bien plus large qu’un simple énoncé autobiographique.
L’imagination dans le livre, me semble-t-il, tient aux liens qui sont tissés entre les protagonistes qui deviennent comme des partenaires. Je tente de montrer à quel point nous sommes tous reliés.
“Regardez le nombre de librairies qui ont investi tous les quartiers de Lyon, il y a une dynamique qui n’existe nulle part ailleurs, c’est une ville qui pulse, un endroit idéal pour travailler”
Ici, on a eu l’impression que Lyon et tous ses habitants étaient distingués à travers vous…
Cela me fait plaisir. Dans Vivre vite, un chapitre est réservé à ce sentiment d’être provincial. J’ai essayé de rendre compte de cette réalité, le fait d’être à distance de la capitale où gravitent le milieu littéraire et les médias. Même si, depuis quelques années, je passe pas mal de temps à Paris. J’aime d’ailleurs beaucoup cet aller-retour entre les deux.
Vivre vite est le premier livre dans lequel la ville de Lyon occupe une grande place. Elle est déterminante puisqu’elle est le cœur de l’accident, bien plus qu’un décor. Je m’interroge sur la façon de circuler dans cette ville, sur ses quartiers, des plus riches aux plus modestes.
Lyon est la pulsation du livre. Il y est question d’immobilier, de rénovation de canuts, de météo, et aussi de la transformation de l’agglomération sous l’emprise des promoteurs.
Lyon est une ville que j’aime, dans laquelle je trouve le calme pour travailler, dans laquelle j’ai mes amis, et dont j’aime aussi les écrivains qui l’habitent.
Quand on échange avec Sorj Chalandon, par exemple, qui vit à Paris, on se parle en langage gone pour se marrer, genre Guignol, pour se mettre en abîme. Et puis je n’oublie pas que Virginie Despentes doit son pseudo aux pentes de la Croix-Rousse. Sans compter que Lyon a été la capitale du rock dans les années 80, qu’elle a vu naître Carte de séjour, Starshooter, Marie et les Garçons, Affection place… la grosse classe ! J’ai vu Kent en concert vendredi dernier à Neuville-sur-Saône, il a une belle chanson sur son dernier album qui parle de sa ville. Mais je m’intéresse aussi à ce qui émerge aujourd’hui.
Quelques années avant vous, Alexis Jenni et Éric Vuillard ont reçu le prix, Lyon est une ville littéraire ?
Bien sûr que Lyon est une ville littéraire, cela tient aussi à la densité de population. C’est un peu la capitale de la province, comme on dit à Paris.
Regardez le nombre d’écrivains qui l’habitent en ce moment, c’est prodigieux, je ne vais pas en dresser la liste, mais entre Emmanuelle Pireyre, Carole Fives, Emmanuel Venet, Paola Pigani, Yamina Benahmed Daho, Fabio Viscogliosi, Sébastien Berlendis, Lionel Tran, Géraldine Kosiak…
Regardez aussi le nombre de librairies qui ont investi tous les quartiers de Lyon, il y a une dynamique qui n’existe nulle part ailleurs, c’est une ville qui pulse, un endroit idéal pour travailler.
Quels écrivains vous ont marquée ?
Je suis une grande lectrice, j’aime lire tout ce qui paraît, j’ai besoin de savoir comment les autres se débrouillent avec l’existence, ça m’aide, c’est comme un compagnonnage existentiel.
J’aime des écrivains comme Hubert Mingarelli, dont la disparition prématurée m’a bouleversée. Un Repas en hiver demeurera un chef-d’œuvre urgent à redécouvrir. Je me sens toujours très proche de Zeruya Shalev, de Karl Knausgaard, de Louis Calaferte, de l’écrivaine algérienne Maïssa Bey et de tant d’autres.
Je viens de lire Un Homme sans titre de Xavier Le Clerc, dont le vrai nom est Hamid Aït-Taleb, un récit qui m’a collée au mur.
En tant que conseillère littéraire de la Fête du livre de Bron, j’ai été amenée à lire une grande partie de la littérature contemporaine, c’est un poste d’observation unique. Ça me tient en vigilance, et toujours dans le désir de savoir comment font les autres pour écrire.
Vous sentez-vous investie de quelque chose de particulier ? Qu’est-ce qui va changer dans votre vie ?
Pour l’instant, je ne réalise pas. J’essaie de rester à l’endroit qui me convient, ne pas m’éloigner de ce qui est important pour moi : les amis, la musique, marcher dans le Vercors.
Il y a tant de causes à défendre, si je peux être un peu plus entendue pour porter la cause des plus faibles, des plus discriminés, oui, cela peut avoir du sens. C’est encore trop tôt pour le dire.
J’ai envie que rien ne change en fait. Pas trop fort, pas trop vite. Quand la parole vous est donnée, encore faut-il l’utiliser à bon escient, et c’est le plus difficile. Ne pas confondre la littérature et le fait d’avoir un avis sur tout. J’aime bien disparaître aussi.
Vivre vite – Brigitte Giraud, éditions Flammarion, 208 p., 20 €.
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