Gilberto Gil © Hallit
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Gilberto Gil, musicien et révolutionnaire

Encore très présent sur toutes les scènes du monde, à plus de quatre-vingts ans, Gilberto Gil est, ce mois-ci, de passage à Lyon. L’occasion de revenir sur un morceau de la légende du musicien brésilien – qui fut aussi ministre de Lula. Celle qui l’a vu, entre activisme politique et révolution musicale, inventer avec son ami Caetano Veloso le tropicalisme, décloisonneur de la musique locale et libérateur des consciences brésiliennes.

L’histoire est connue et rabâchée à longueur d’articles et de manuels rock : un soir de 1965, au festival folk de Newport, un certain Bob Dylan, héraut malgré lui de la bonne parole folk, brancha ses guitares et électrifia une version insensée de son Like a Rolling Stone, qui déclencha les foudres de la foule Flower Power. Ce soir-là, d’une certaine façon, Dylan ne se réinventa pas : il s’inventa. C’est le rock qu’il réinventa.

https://youtu.be/OMzdYRqHDow?feature=shared

On sait moins que les musiciens Caetano Veloso et Gilberto Gil ont connu le même genre d’épiphanie contrariée. Nous sommes à peine deux ans plus tard sur la scène du festival de MPB. Gilberto Gil, accompagné de Veloso et du groupe Os Mutantes, fait exploser les canons de la musique brésilienne.

La bossanova est en effet désossée et les costumes de messieurs sérieux mis au placard au profit de tenues psychédéliques, de barbes rieuses et de cheveux longs. Le tout dans une bronca d’enfer. Une bronca de protestation.

Les Beatles comme source d'inspiration

Gil et ses acolytes, en rupture complète avec l’ordre culturel établi qui plus est sclérosé par la rigidité cadavérique de l’atmosphère distillée par la dictature militaire, ne font qu’actualiser les principes du “cannibalisme culturel” d’Oswald de Andrade qui écrit dans son Manifeste anthropophage : “De même que les Tupinambas étaient des cannibales, nous, Brésiliens, sommes des anthropophages culturels ; nous nous sommes nourris de plusieurs peuples et cultures qui restent en nous, mais dont nous avons fait quelque chose de neuf.”

Pour la nouvelle génération, qui a l’impression de vivre dans un bunker (y compris culturel), il s’agit d’absorber la culture internationale. Et pour Gil, celle-ci se résume essentiellement aux Beatles de Revolver, publié quelques mois plus tôt et qui l’a ébloui.

“Tout ce qui était nouveau dans notre musique et dans notre manière de la faire, dira-t-il dans un documentaire de Dominique Dreyfus et Yves Billon, était directement inspiré, importé, imité des Beatles.” En clair, il s’agit aussi d’opérer une créolisation esthétique proche de ce que définira plus tard le penseur du métissage Édouard Glissant : une aspiration au mélange sans limite, entre local et global.

Radical

Car le tropicalisme est, pour une large part, inspiré par le carnaval de rue de Bahia – on ne fait pas plus “couleur locale” pour ne pas dire cliché – et se veut radical en ce sens qu’il est assez courageux pour croire au pouvoir de la musique brésilienne. Dans le même mouvement, il s’oppose au nationalisme défensif et rance qui fut celui des dernières années de la bossanova.

Au départ symbole de l’ère Kubitschek (1956-61), président à l’origine d’un spectaculaire essor économique, culturel, architectural (Niemeyer) et même sportif (la Seleçao de Pelé domine alors le football mondial), la bossa est avec João Gilberto, Tom Jobim et Vinícius de Moraes ou Carlos Lyra la bande-son d’un âge d’or qui, hasard ou pas, s’essouffle peu après à la fin de cette mandature, se scindant alors en deux camps : d’un côté les partisans d’une “hard bossa” américanisée, de l’autre les puristes qui politisent le genre en réaction à cette américanisation.

Pour les tropicalistes, il s’agit moins de choisir son camp en prenant parti pour l’une des deux formules que de rompre avec la musique qui les a nourris. Et ce, dans le sens d’une révolution musicale qui dépasse à la fois le nationalisme des protest singers locaux et le pur décalque d’influences anglo-saxonnes.

Réforme ton cœur

C’est un fait : les révolutions artistiques, quand elles sont importantes, débordent forcément du cadre esthétique. Elles imprègnent l’inconscient collectif au point de s’affirmer davantage comme la cause d’une “réforme du cœur” que comme sa conséquence, évoqué dans le proverbe chinois : “Si tu veux faire la révolution, réforme ton cœur.”

Car le contexte politique brésilien a bien changé en quelques années après Kubitschek. Des “glorieuses” de la deuxième moitié des années 50, le pays est passé au régime militaire après un étonnant coup d’État.

Les signes d’ouverture à la Chine et au régime castriste du successeur de Kubitschek, Jânio Quadros, rapidement “démissionné”, et les réformes sociales en faveur des classes populaires de son successeur Goulart faisant craindre aux conservateurs – et aux Américains agissant en sous-main – un virage communiste, les militaires prennent le pouvoir et, comme toujours, au prétexte fallacieux de défendre les libertés démocratiques, les réduisent drastiquement. C’est à cela qu’en 1968, le É Proibido Proibir de Veloso répond, plus qu’il n’est un écho au mai 68 français.

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