Critique/ Avec sa nouvelle création À la tombée de la nuit de Peter Turrini, le metteur en scène Gilles Chavassieux, directeur du théâtre des Ateliers, plonge dans une œuvre à mi-chemin entre le théâtre de Tchekhov et le cinéma de Visconti en explorant les relations amour/haine entre la bourgeoisie et les artistes dans l’Autriche des années 60.
Étrange mentir-vrai auquel s’est livré Peter Turrini en 2004 lorsqu’il décide à 60 ans de brosser le portrait délirant du monde des bourgeois mécènes à travers l’histoire d’une matriarche fortunée tyrannique, « Madame Schwarz », une comtesse qui héberge sur les conseils de sa fille Clara et de son gendre compositeur des artistes fauchés dans sa belle demeure de la Carinthie. L’œuvre ressemble à l’adolescence de l’auteur qui fut introduit dans le monde artistique autrichien à 15 ans grâce à ses poèmes, à l’image du personnage d’Alois Mitteregger.
De la Cène à la recherche du temps perdu
On pense immédiatement à la Cène -le dernier repas que Jésus Christ prit avec les douze apôtres peu de temps avant sa crucifixion- devant les grandioses scènes de repas que prennent Madame Schwarz et ses protégés dans ce décor unique, inventif et beau de Ludivine Defranoux et Fanny Gamet. Gilles Chavassieux parvient dès le début de la pièce à faire ressentir aux spectateurs le poids des conventions sociales et les difficultés que peuvent ressentir les artistes à se conformer à cette vie bourgeoise qui leur est imposée. Dans cette prison dorée aux creux des montagnes, les personnages ont tous soif d’un idéal impossible à atteindre. Frustrés et malheureux ils se déchirent et se cherchent. C’est avec délicatesse que chaque comédien s’empare de son rôle entre grâce et hystérie touchantes. Jean-Claude Rolle-Reddat est, quant à lui, totalement insaisissable, presque lunaire en comtesse sur le déclin passant du comique au tragique en un éclair, il subjugue. Seul le personnage de Clara aurait mérité une interprétation plus nuancée et moins caricaturale, tant le texte se suffit à lui-même. Malgré quelques problèmes de rythme, la mise en scène séduit par son charme volontairement désuet et sa capacité à plonger dans un temps perdu annonciateur d’une fin proche. La tombée de la nuit tant attendue par Clara, pour laisser libre cours à ses désirs, est magnifiquement orchestrée par les jeux de lumières d’Orazio Trotta qui illuminent sublimement un grand moment de théâtre lorsque sous la pluie, Alois, campé par Thomas Lenoir avec sensibilité, lit un de ses poèmes à la domestique, joliment incarné par Valérie Marinese. Moment étonnant, suspendu dans le temps, à l’image de cette création, belle et touchante, habitée de fragilités et d’une douce élégance mélancolique.
À la tombée de la nuit,
mise en scène de Gilles Chavassieux.
Du 16 mars au 8 avril, au Théâtre des Ateliers.