Halle Tony-Harnier : le retour de The Cure

Alors qu’il fête les trente ans de Wish, son possible dernier grand album, The Cure paie sa tournée de tubes éternels – et passe par la halle Tony-Garnier – comme il le fait régulièrement, presque poussé par le poids de l’habitude. À moins qu’il n’y ait du neuf au pays du cheveu crêpé et du rouge à lèvres de traviole. Du vrai neuf. Surprise. Et suspense.

Un Hibernatus de maquillage. L’une de ces créatures inquiétantes sorties de ses cauchemars qu’il évoquait dans certaines de ses chansons. Au fond, sa propre caricature un peu résignée – singée par Sean Penn dans le film This must be the place de Paolo Sorrentino pour incarner… une vieille rock star fatiguée, comme par hasard.

Voilà comment on pourrait qualifier Robert Smith pris au piège depuis des décennies d’une image prisonnière du temps et de l’espace. Depuis que, quelque part dans les années 90, après avoir beaucoup expérimenté autour du triptyque cheveux dressés, mascara, rouge à lèvres approximatif, il s’est laissé pousser définitivement les cheveux hirsutes et de grosses baskets par-dessus une liquette informe. Depuis aussi que Smith – et ses masques en sont sans doute à la fois la preuve et la manière de s’en protéger – ne s’appartient plus, objet d’un culte invraisemblable – il existe peu de fans aussi dévots et intransigeants que les Curistes, cette espèce apparue au milieu des années 80 et capable de se foutre sur la gueule pour des détails.

C’est comme figé dans cette carapace de rouge à lèvres et de mascara à la fois dégoulinant et séché sur l’homme que Smith distille sans avoir l’air d’y penser, en quasi automate, au long d’une tournée sans fin qui n’a pas grand-chose à envier à celle de Bob Dylan, des morceaux éternels et immuables, toujours impeccablement délivrés au point d’abolir toute surprise.

The Cure est devenu comme une routine, une routine aimée, pour le public comme pour Robert Smith, qui semble avoir oublié dans la pratique musicale tous les tourments existentiels bien tapés qui ont fait le sel de ses premiers albums – quand chaque disque était la matérialisation d’une envie de suicide et le seul moyen de ne pas y céder. On pourrait dire que le chanteur-songwriter capitalise sur un héritage riche et qui balaie large (du post-punk des débuts à la pop de la fin des années 80 en passant par la cold wave la plus pointue) à moins que ce ne soit l’habitude.

Conjurer la nostalgie

En 2022, The Cure réédite en grande pompe, pour fêter ses trente ans, Wish, disque charnière. Charnière parce qu’il constituerait au choix le dernier si ce n’est grand, du moins bon, disque du groupe et marquerait donc le début de la fin. Ou parce qu’il serait plutôt, pour d’autres, le premier d’une longue série de déceptions, une redite infinie, une manière de dégringoler sans fin une colline sans fond. Et marquerait donc de la même manière le début de cette fin.

Une chose est sûre, si l’on continue de se disputer parmi les Curistes sur la qualité intrinsèque et réelle de ce disque qui oscille entre morceaux atmosphériques et bulles pop (le disque contient deux des titres préférés des fans : Friday I’m in Love, chanson éphéméride prisée des clubs indé et plus grand succès de ventes du groupe, et la ballade crypto-beethovenienne A Letter to Elise), tous les albums qui suivront seront effectivement largement dispensables – mais encore faudrait-il pour en arriver à cette conclusion les avoir écoutés. Comme si le groupe et Smith en étaient conscients, comme s’ils estimaient qu’il valait mieux arrêter les frais, The Cure n’a plus rien produit d’inédit depuis 2008 et 4:13 Dream – une fichue paye, la moitié des trente ans que fête Wish, en réalité – se contentant de tournées et de disques live, d’une compilation de temps à autre, comme ce fut le cas pour les quarante ans du groupe en 2018.

En réalité, The Cure en est rendu au même endroit que bien des groupes de son âge, à se regarder dans le miroir pour tenter de distinguer ce qui n’a pas bougé – et de fait rien n’a pas bougé sauf à se maquiller comme un camion volé, et encore. À rouvrir ses vieilles malles aussi, pour satisfaire les départements marketing autant que pour conjurer la nostalgie qui ronge les souvenirs désormais flous de la splendeur artistique. Comme si rééditer de vieux morceaux c’était un peu les composer une deuxième fois et donc être à nouveau génial. Dans le doute, c’est un peu “y en a un peu plus, je vous le mets quand même”, quitte à gaver l’auditeur comme un canard gras – en 2018, en rééditant Mixed Up, Robert Smith avait livré lui-même une collection de remix des remixes, ce qui confine au vertige. Vous voulez du trésor caché, du morceau fond de tiroir ? On va vous en donner. La rareté pour tous, voilà le credo de l’époque, quand elle est pensée par les services marketing.

Chansons d’un monde perdu

De ce point de vue, la réédition luxueuse de Wish est elle aussi exemplaire – il faut donner envie au fan de racheter un album qu’il écoute (ou n’écoute plus) depuis trente ans : l’album remasterisé à Abbey Road (ça fait toujours chic), agrémenté de vingt-quatre titres inédits (soit l’équivalent de deux albums) et d’instrumentaux. C’est-à-dire à peu près tout ce qui n’a pas passé le cut et fini à la poubelle il y a trente ans.

Voilà ce que fait faire la nostalgie : déterrer ce qu’on trouvait superflu trois décennies auparavant pour le rendre indispensable parce que la qualité insuffisante a infusé en inédit rigoureusement indispensable. Par chance, le groupe avait été à l’époque particulièrement productif et donc les restes sont d’assez bonne facture. Ajoutez à ça le contenu d’un EP en série limitée sorti à l’époque uniquement sur cassette et indisponible depuis, Lost Wishes, soit un vrai trésor caché, pour le coup, et vous avez le combo gagnant pour faire revivre ce qui aura été, quelles que soient les considérations artistiques, l’un des plus grands succès commerciaux de The Cure – n° 1 en Angleterre et n° 2 aux USA – à force de crédit accumulé par les précédents. Et qui justifie bien une tournée anniversaire où restituer tous ces morceaux en live – ce que Robert Smith, en vieux routard aux 1 500 concerts, fait mieux que personne, il faut bien le dire, rodé comme il est, il pourrait livrer des concerts parfaits tout en dormant.

Sauf que ladite tournée pourrait avoir une autre visée, plus ou moins secrète. Introduire un nouvel album après quatorze ans de disette ? Non, vous n’y pensez pas ! Car en réalité, il y en aurait deux. Robert Smith s’est ainsi confié sur la possibilité de sorties pour cette fin d’année (septembre avait même été avancé), livrant comme si de rien n’était, comme s’il publiait un disque par an depuis quarante ans, des titres pour chaque album (Songs of a Lost World et Implacable) et quelques pistes sur leur contenu, l’un plutôt sombre, l’autre plus enjoué. Et faisant même monter le suspense en évoquant l’embouteillage dans les usines de pressage de vinyles qui retarde à peu près toutes les sorties de disques depuis plus d’un an.

Bon, Smith étant joueur et pas avare de chausse-trapes, l’évocation de cette arlésienne, deux albums coup sur coup alors que The Cure est muet depuis tant de temps, n’a pas manqué de laisser circonspect malgré la précision du possible mensonge. Sauf que depuis quelques jours se multiplient sur le net les comptes rendus des premières dates de la tournée du groupe de Crawley.

Avec toujours cette information qui revient : The Cure a joué des titres inédits, documentés par des vidéos de fans. La tournée aurait donc bien un agenda caché, celui de dévoiler de l’inédit et d’hystériser les fans, sans doute prêts à accepter l’idée d’être déçus par un nouveau disque sans grande envergure pour peu qu’il y ait un goût de neuf, l’impression qu’il se passe quelque chose. L’idée que derrière son masque éternel, quasiment mortuaire, Robert Smith bouge encore.


The Cure – Le 7 novembre à la halle Tony-Garnier
Wish (30th anniversary edition), Fiction records


 

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