Il fut un temps, bien avant l’ère des toits-terrasses, où la plus belle vue de Lyon était indiscutablement celle de l’établissement de la famille Gay. Et pour cause. Difficile de rivaliser avec un restaurant installé dans la tour métallique de Fourvière.
Beaucoup l’appellent “la tour Eiffel de Lyon”, cherchant le lien avec Gustave. En réalité, pas de paternité, mais trois points en commun : la volonté d’avoir une attraction capable de faire rayonner la cité, une Exposition universelle et… une histoire technologique d’ascenseur. La tour lyonnaise – 125 ans cette année, 85 mètres de haut, 212 mètres au-dessus de la Saône et 376 au-dessus de la mer –, en étant de fort mauvaise foi, toise de très loin l’Eiffel parisienne qui culmine à 357 mètres par rapport au niveau de la mer. Depuis son inauguration en 1895, la tour métallique de Fourvière reste le point le plus élevé de Lyon.
Tout commence en 1889. La tour Eiffel est terminée. Lyon aimerait se doter d’une tour qui permettrait d’avoir un panorama inédit sur toute la région. Le 13 avril 1892, la société anonyme de “La tour de Fourvières” (le “s” était de rigueur à l’époque) voit le jour et obtient pour une durée de quarante ans une partie d’un terrain qui appartient à la famille Gay, en échange d’une concession exclusive pour l’exploitation d’un restaurant construit au premier étage du bâtiment en bas de la tour. Cette même famille Gay possède à proximité un observatoire connu dans tout Lyon pour son architecture pour le moins exotique, puisqu’il est en forme de pagode.
Derrière le projet, plusieurs notables lyonnais : Eugène Collonge, un mécanicien-chef de la manutention militaire, l’ingénieur Jules Buffaud et les entrepreneurs Martial Paufique, Antonin Calmel et Jules Perret. L’aspect attraction touristique est clairement affiché dès le début ; la société veut faire payer l’entrée un franc. Un pavillon d’accueil est prévu au rez-de-chaussée, le restaurant Gay au premier étage, ainsi qu’un ascenseur pour accéder à une plateforme panoramique en bois de sept mètres sur sept, avec la promesse d’une vue jusqu’à 300 kilomètres à la ronde. Un phare est installé en haut et sera utilisé les 8 décembre pour participer aux festivités dans la ville.
Des dents grincent
Au début, certains Lyonnais voient cette tour d’un très mauvais œil. Juste à côté de la basilique, plus haute que la Vierge, l’architecture est considérée comme trop moderne, trop industrielle sur la colline qui prie. Contrairement à la croyance populaire, l’idée d’en faire un phare laïc en face d’un ouvrage religieux n’a jamais été explicite. Cette théorie est ressortie assez récemment, sans faire réellement consensus, faute de sources probantes. Malgré les dents qui grincent, les travaux débutent en 1893. Pendant un temps, la société Eiffel est vue comme incontournable pour réaliser la charpente métallique, mais ce sont les Lyonnais Patiaud et Lagarde qui sont finalement désignés. Pour le béton, pas besoin de chercher bien loin, l’associé Martial Paufique se charge de cette partie de la construction. Pour l’ascenseur, la société se tourne vers les entreprises Roux-Combaluzier qui se sont occupées de celui de la tour Eiffel. Elles proposent alors la meilleure solution pour permettre à 22 personnes de monter au sommet : un ascenseur hydraulique qui fonctionne grâce à un réservoir d’eau de 23 m3.
Les travaux sont terminés début 1894, pour coïncider avec l’inauguration de l’Exposition universelle et coloniale de Lyon. La tour est inaugurée le 2 mai 1894, en petit comité, avec les commanditaires du projet. L’édifice prend alors le nom de tour Avellane, en hommage à l’amiral russe Fiodor Karlovitch Avelan, venu à Lyon en 1893, lors d’un échange avec l’alliance franco-russe. Cette mode des passerelles avec la Russie sera éphémère et la tour restera dans la mémoire celle de Fourvière. D’autres tenteront de l’appeler Paufique, du nom du président du conseil d’administration de la société ; sans succès.
Un assassinat présidentiel n’est jamais bon pour les affaires
Le 24 juin, Sadi Carnot est assassiné par l’anarchiste italien Santo Caserio à côté du palais de la Bourse. Le président était venu à Lyon pour inaugurer l’Exposition universelle, ce sera son dernier voyage. Sa mort va plonger Lyon dans la torpeur, la tour ne rencontre pas le succès espéré. Bien avant la fin de la concession, en 1905, Mme Gay la rachète pour bénéficier de la jouissance de la tour, qui va enfin rencontrer le succès, conseillée même dans les guides destinés aux pèlerins. Avant la Seconde Guerre mondiale, elle attire 100 000 personnes par an. Le restaurant de 200 m2 au premier étage du bâtiment est un incontournable de Lyon. Durant la Seconde Guerre mondiale, certains regardent avec envie les 210 tonnes de métal, pour en faire des armes. La tour échappe de peu à la destruction alors que l’office des fontes, fers et aciers veut réquisitionner le monument sans y parvenir.
Elle est pourtant loin d’être sauvée. Après la Libération, les Lyonnais s’affrontent sur la question de sa destruction, certains ne voulant plus voir cette tour plus haute que Fourvière, d’autres arguant qu’elle fait désormais partie du patrimoine de la ville. Le restaurant Gay périclite, tout commence à s’aligner pour que la tour sombre dans un destin funeste. La fille de Mme Gay, qui a hérité des lieux, est contactée par un acheteur plus qu’intéressé : la RTF, Radiodiffusion Télévision Française, qui y voit le point parfait pour diffuser les programmes. Un accord est trouvé en 1953 pour 15 millions de francs. Le 1er novembre, après avoir reçu ses derniers visiteurs qui ont eu la chance de monter au sommet, la tour métallique de Fourvière est définitivement fermée au public. L’ascenseur hydraulique de 22 places est remplacé par un modèle électrique de quatre places. Toutes les décorations sont démontées, le domaine fermé. Le restaurant a été bétonné, oublié. Dans la “capitale de la gastronomie”, l’emplacement le plus exceptionnel jamais construit semble à jamais perdu.