Lyon Capitale n°154
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Il y a 20 ans : la grande chasse au Bocuse

Il y a 20 ans dans Lyon Capitale. Triplement étoilé depuis plus de cinquante ans, M.Paul a tiré sa révérence et emporte dans sa tombe les critiques dithyrambiques des plus grands guides culinaires de France. Pourtant en 1998, disséminées entre les éloges gourmandes, le GaultMillaut note l'Auberge de Collonges comme une dictée moyenne et l'affuble d'un 14/20.

Lyon Capitale n°154, 11 novembre 1998, p. 7 © Lyon Capitale

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Derrière l'estafilade saignante, Henry Gault lui-même. Face à la tiédeur du commentaire de 1998, les grands chefs de France comme Guérard, Chavent ou Troisgros ne manquent pas de défendre Monsieur Paul. Ces derniers prêteront à ce moment d'égarement critique la volonté du GaultMillau de faire dans l'excessif pour vendre du papier, et de renflouer les caisses de l'institution. En 2018 en tous cas, l'irrévérence est réparée. Le guide donne un 18/20 à la Maison de Collonges, et indique y apprécier "un moment onirique, un peu hors du temps". Finalement, la bévue du GaultMillau termine de sacrer Paul Bocuse l'intouchable. Défendu vent debout par ses pairs, celui qui avait entamé sa reconnaissance mondiale par une soupe aux truffes présidentielle s'impose alors comme le pape de la cuisine française. Un pape qui ne reçoit plus de reconnaissance, mais en donne.

Lyon Capitale n°154, 11 novembre 1998, p. 7 © Lyon Capitale

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Un article paru dans Lyon capitale n° du mercredi 11 novembre 1998, signé par François Mailhes.

La grande chasse au Bocuse

Exceptionnellement, cette année la notation attribuée au célèbre restaurant de Collonges-au-mont-d'Or a été purement suspendue sous prétexte de ne pas vouloir lui accorder une note. En fait révélée par le commentaire, elle serait estimée à 13 ou 14/20 : enviable pour une brasserie ou un bistrot de qualité, mais inquiétante pour l'avenir d'un restaurant gastronomique et épouvantable pour l'établissement de celui que GaultMillau reconnaissait autrefois comme "le cuisinier du siècle". Le guide connu pour ses textes virulents et ses notes assassines aurait-il décelé un brusque changement dans les assiettes qui aurait échappé aux inspecteurs du guide Michelin (Bocuse est gratifié de la distinction suprême : trois étoiles depuis plus de trente ans) ? Bocuse ferait-il lentement naufrage comme veut bien le hisser entendre le GaultMillau ?

GaultMillau annonce les obsèques de Bocuse

Car, depuis plusieurs années le guide souffle un discours de plus en plus sévère à l'égard de Paul Bocuse jusqu'à le transformer en violente tornade dans la cuvée 99. Ainsi, en 96, le Gault-Millau juge bon de dégrader Paul Bocuse d'un point. Il était à 18. Il passe à 17. Puis sous cette même cotation ambiguë, tiédasse dans sa circonspection mi-fougue mi-raison peu en rapport avec un établissement d'une telle notoriété, les commentateurs du guide s'acharnent à prouver le déclin de l'Auberge de Collonges. L'année 97 stigmatise l'architecture du lieu "caserne de pompier ou temple tibétain", le caractère de "la statue du commandeur "qui "ne fait pas dans la dentelle'', jusqu'à avancer la possibilité qu'il soit mégalomane. Avec grande délicatesse, on met en exergue son âge, à l'époque 70 ans, de façon à permettre de lire entre les lignes qu'il ne serait pas grave qu'il se retire. Pour ensuite traiter avec une commisération émue cette "cuisine figée dans le creuset de la tradition". Après l'avoir lentement saignée, on achève enfin la bête avec un risotto "assez fade", des pâtes fraîches "trop cuites" et des desserts décevants par leur "banalité" et "manque de fraîcheur". Puis, en 1998 on rajoute quelques pelletés d'amabilités afin, semble-t-il, de mieux creuser sa tombe. "Quel est le plus grand cuisinier français ? Paul Bocuse hélas !". La sentence prononcée à l'origine par Cocteau à l'égard de Victor Hugo sert de prémices à une démonstration terrible prenant moult égards, pincettes à sucre, et morsure jusqu'à l'os en guise de baise main. On s'agenouille cérémonieusement devant "le rôle historique" et la "notoriété" bocusienne en tirant le tapis afin de conclure à la chute de ces recettes tellement "inimitables" qu'elles appartiennent au "conservatoire d'une cuisine aujourd'hui en voie de disparition". On ne peut guère faire mieux en matière d'extrême onction.

Le critique masqué

L'édition 1999, quant à elle, procède d'un redoutable exercice d'équilibriste. Le bateau amiral de Collonges n'est pas noté, mais s'orne d'un menaçant point d'interrogation. Le prestige mondial de Paul Bocuse, la reconnaissance d'un grand cuisinier dont l'histoire retiendra le nom à l'égal des Carême et Escoffier, serait donc la cause de cette absence de jugement. C'est mal connaître GaultMillau. Un commentaire alambiqué fait de Paul Bocuse rien moins que "le plus grand cuisinier de l'histoire" tout en annonçant avec une fourberie sans pareil que si note il y avait, elle n'excéderait pas 13 ou 14/20. En bref, on ne note pas tout en notant, on admire une cuisine qu'on juge médiocre. Il apparaît dès lors que la haute voltige rhétorique devient une nouvelle discipline de la critique gastronomique. Plus fort encore, l'auteur du commentaire revendique l'anonymat sous prétexte de "lâcheté" et d'affection fidèle. Et là, l'article atteint des sommets lorsque le critique masqué admet avoir "préféré ne pas prendre le risque d'asseoir son jugement sur une visite au temple de Collonges". La méthode a du bon, puisqu' effectivement, plus on prend de la distance avec le réel, plus on a de chances d'asseoir son intégrité et son objectivité. Alors, à qui doit-on cet étonnant exercice de prose ? En fait le mystérieux inconnu n'est autre qu'une vieille connaissance de Paul Bocuse, une figure naguère toute puissante de la critique culinaire : Henry Gault lui-même ! "Ils ont sorti Ramsès-Gault de son sarcophage", ironise Paul Bocuse qui, pour l'heure, joue son rôle de sphinx désabusé. "De toute façon, il est toujours bourré", enfonce-il.

GaultMillau est aussi un produit du marché

Certes, la politique du guide reste la même. Puisque l'objectif évident est de s'attaquer à Paul Bocuse. Mais, dans ce cas Henry Gault tentait (d'après lui) de voler au secours de son "vieil et bon ami Paul" en argumentant vainement sur l'impossibilité objective d'une "Berezina" culinaire. Il affirme avoir pris lui-même la plume pour le protéger du commentaire d'un des deux enquêteurs ayant testé le restaurant, qui, selon lui, aurait été plus rude. Si cette démarche est réelle, elle fait preuve d'une invraisemblable maladresse, puisque reste attachée au nom de Bocuse une note virtuelle, mais tout de même révélée. Au vu de cette formulation tartuffe d'un texte où prédomine la compassion affective plutôt que la critique constructive, il convient de s'interroger sur les motivations réelles du GaultMillau. Car si Paul Bocuse n'a rien à craindre pour l'avenir de son établissement phare (faible taux d'endettement, 960 KF de résultat net en 1997 pour un CA de 23,5 MF) en revanche le groupe GaultMillau (magazine et guide) connaît endémique ment de graves problèmes financiers. Le magazine a perdu presque deux tiers de ses lecteurs en quelques années, tandis que le guide sujet à des changements de direction, des politiques éditoriales fluctuantes subit une érosion constante. D'autant que simultanément d'autres guides ont grignoté des parts de marché (Hubert, Bottin Gourmand) et que le Michelin reste la référence du haut de ses 580 000 exemplaires contre les 120 000 de GaultMillau (chiffres fournis par les guides). Dès lors cet acharnement évident contre Bocuse ressemble à un coup médiatique destiné à vendre un guide malade. Chez GaultMillau, on joue les vierges outragées. Le responsable de coordination (Guy Saint-Père) nie avoir utilisé ce type de procédé, arguant que la personnalité de nouveaux actionnaires passionnés (dont Pierre Dauzier, ex-PDG d'Havas) est le gage d'une indépendance nouvelle (auparavant, GaultMillau appartenait au groupe d'édition de presse Moniteur). Certes, la passion mérite respect, mais la faire connaître nécessite un investissement publicitaire. Et assassiner une célébrité mondiale peut permettre l'obtention de retombées presse à peu de frais.

Monsieur Paul, le dur à cuire

Portrait. Bocuse a mené tous les combats. Pourtant, il refuse de mener le dernier : faire évoluer la cuisine de l'Auberge de Collonges. Paul Bocuse ne se laisse pas faire. L'homme a le cuir dur, un ego à la mesure de son aura et la distance que permet un solide sens de l'humour. Mitraillé pendant la guerre, apprenti courageux chez la mère Brasier (18 heures de travail quo gidien), puis entrepreneur avisé (brasseries, produits dérivés, royalties, restaurant aux Etats Unis) et enfin promoteur de la cuisine française à travers le monde démontrent pour le moins que l'homme possède un sens du combat et la volonté de construire. Ces qualités, outre ses prodiges derrière les fourneaux, lui ont permis de prendre une envergure planétaire. Désormais, il semble intouchable, cuirassé, blindé. C'est donc avec un vaste geste d'ennui et une moue désabusée que le cuisinier le plus connu du monde accueille les dernières salves de GaultMillau. Que le guide fasse passer ses poulardes en vessie pour des lanternes rouges au don de l'amuser plus que de le mettre en rogne.

Ennemis intimes

La polémique avec ce guide ne date pas d'hier puisque déjà au début des années soixante un différend commercial l'opposa à ses ennemis intimes Henry Gault et Christian Millau. "C'est moi qui les ai découverts en 1966", "Avec une dizaine de chefs, nous avions fondé une société qui s'appelait la Grande Cuisine destinée à faire connaître les produits français dans le monde. Les duettistes qui fondèrent `Gros et Nigaud' (il rit franchement) tinrent à se joindre à nous. Au final, ils étaient uniquement h pour recevoir les chèques en fin d'année." Pendant que Paul Bocuse fascine les médias, Gault et Millau jouent le rôle de trublions de la cuisine française. Le but revendiqué par leur guide est de faire émerger une cuisine d'auteur signée par des chefs propriétaires de leur maison comme l'avaient fait Fernand Point et à sa suite Paul Bocuse en réaction à la restauration de maître d'hôtel, anonyme, académique et ingrate pour les cuisiniers. Pendant ce temps Paul Bocuse court le monde portant haut le flambeau de la grande cuisine française. Les démarches sont encore homos gènes. Mais Gault et Millau vont trop loin. Ils encouragent une cuisine intellectualisée et touffue, esthétisante et élitiste détachée du terroir et de plus en plus dispendieuse synthétisée sous le terme de nouvelle cuisine. Bocuse à qui on avait prêté un temps la paternité du mouve ment refuse ces excès : "Mes derniers repas parisiens m'incitent à penser qu'une péniche de kiwis à Li difficile découpe du GaultMillau ? Heurté un bateau chargé de brocoli", ironise-t-il. Dès lors, le cuisinier de Collonges ne jure plus que par le Michelin, tout en étrillant régulièrement Gault et Millau. Depuis, alors que Bocuse mène projets sur projets (École de cuisine d'Ecully, Eurotoques...) le guide s'est souffle et peine à trouver ses marques, d'autant que les fondateurs ont quitté le navire.

Le musée de Collonges

Mais, parallèlement la créativité a aussi déserté les fourneaux de Paul Bocuse. On y ressasse les mêmes plats, autrefois novateurs et désormais passés dans un registre classique. La soupe de truffes, créée en 75, prend racine dans un menu où paresse toujours le loup en croûte, le rouget en écailles de pommes de terre, le poulet de Bresse aux morilles et à la crème, la poularde en vessie et les indélogeables saint-marcellin de la mère Richard. Paul Bocuse ne désire plus innover. Il trouve qu'il en a assez fait. Il porte toute sa confiance dans ses cuisiniers Meilleurs ouvriers de France, Roger Jaloux et Christian Bouvarel, qui perpétuent en rigoureux artisans le fleuron de ses recettes. De fait, la redite et la réincarnation quotidienne des mânes culinaires du génie de Collonges cristallisent la bâtisse en musée vivant à la gloire de son fondateur. Alors que Bocuse se félicitait que la cuisine de Fernand Point corresponde à l'évolution des mœurs, il ne semble toujours pas décidé à en faire de même avec la sienne. En trente ans le goût des Français s'est modifié, s'est enrichi de nouvelles saveurs, de nouvelles textures et pourtant Paul Bocuse se cantonne dans une posture minérale couvant tel le commandant Cousteau les générations futures. Faut-il voir là une des raisons qui pousse le guide GaultMillau à lui donner des coups de pied au derrière pour refuser de nouvelles perspectives à l'établissement qui a vu naître le "plus grand cuisinier du siècle". Comme à l'accoutumée l'intéressé se débarrassera de toute polémique en l'esquivant d'une formule du style "Bocuse sera toujours Bocuse", ou encore "il n'y a pas eu d'après Mozart, Pourquoi voulez-vous qu'il y ait un après Bocuse".

Réactions

Paul Bocuse

L'avantage de ce guide, c'est qu'on peut le mettre dans les chiottes. Vous avez vu, les feuilles se détachent facilement.

Michel Guérard 19/20

Les enquêteurs de GaultMillau, c'est Bibi Fricotin. On ne petit apporter de crédibilité à ce type d'opinion. Tout ce qui est excessif a peu d'importance.

Philippe Chevert (La Tour Rose) 16/20

Je me fiche de ce que pensent les guides. Les cuisiniers font leur cuisine et les éditeurs, leurs guides. Point.

Philippe Jousse (Nain Chapel) 18/20

Je ne veux pas me lancer dans ce style de polémique. Mais à la fois je suis très surpris et chagriné.

Michel Troisgros 18/20

C'est vraiment ridicule. C'est un des plus grands cuisiniers de France. Le véritable baromètre, c'est les clients. Les guides jouent vraiment avec nos mais son comme un yoyo.

Marc Veyrat 19/20

J'accueille des clients qui fréquentent aussi la table de Paul Bocuse, ils en ressortent charmés. Je suis un peu en colère non seulement pour l'homme que je considère comme un père spirituel, mais aussi parce que la cuisine doit vivre dans sa diversité. D'autre part, je me suis toujours régalé chez lui.

Georges Blanc 19/20

Je n'ai pas de commentaire. Bocuse, c'est Bocuse et Blanc, c'est Blanc. Si cela m'arrivait demain, je me retrousserais les manches, car il faut toujours être en progrès pour être aussi bon. Pour réussir, il faut de l'enthousiasme et de la passion. Et je sais que Paul Bocuse en a.

Jean-François Mesplède (Petites affiches Lyonnaises)

Sur le cas Bocuse, ou on note ou on ne note pas. Mais il faut prendre ses responsabilités. J'y ai dîné mercredi dernier et j'y ai très bien mangé. Comme à chaque fois cette cuisine m'a semblé irréprochable.

Pierre Grison (Le Progrès)

Depuis 4, 5 ans GaultMillau ne sait plus quoi faire pour vendre du papier. C'est une pure opération marketing. Pour ma part j'y ai fait des repas exceptionnels. Henry Gault (GaultMillau) Je pense que Bocuse ne vaut pas 14... et pas 19 non plus. Il faut voir entre les deux.
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