Il y a 20 ans : Le génie trop lyonnais de Tony Garnier
par Thomas Frénéat
IL Y A 20 ANS DANS LYON CAPITALE – En 1998, cela faisait tout juste cinquante ans que l’architecte lyonnais avait passé l’arme à gauche. L’occasion de se replonger dans ses œuvres de brique et de béton, qui ont contribué à la constitution d’un patrimoine lyonnais unique.
Tony Garnier voit le jour en 1869 sur les pentes de la Croix-Rousse. Cet amoureux de Lyon réalise l’essentiel de ses créations dans la capitale des Gaules. L’hôpital Édouard-Herriot, le quartier des États-Unis ou la halle Tony-Garnier (anciens abattoirs de la Mouche) sont tous témoins du caractère de l’homme qui souhaitait ses bâtiments simples et fonctionnels. Visionnaire, la classe politique de l’époque ne manque pas de remarquer son talent. Celui qui a obtenu le prix de Rome en 1869 est recommandé par Victor Augagneur, lors de son départ de la mairie en 1905, à Édouard-Herriot : “Je ne voudrais pas partir sans vous avoir signalé qu’il y a ici un architecte du plus beau talent, un homme du plus grand mérite.” Il est entendu par le nouveau maire, qui confie la même année à Tony Garnier les grands travaux de l’Est lyonnais, alors en pleine extension urbaine.
Un article de Lyon Capitale paru le mercredi 21 janvier 1998, igné par Anne-Caroline Jambaud.
Le génie trop lyonnais de Tony Garnier
Il y a tout juste 50 ans décédait l'altiste visionnaire Tony Garnier, architecte des abattoirs et de Leur impressionnante halle, du quartier des États-Unis ou du stade de Gerland. C'est à Lyon que L'inventeur de "La cité industrielle" idéale réalisa quelques-unes de ses idées innovantes et reçut la reconnaissance que méritait son talent. En retenant ce prodige, La Ville de Lyon a su se constituer un superbe patrimoine à visiter comme à vivre.
"Tony Garnier est un architecte-urbaniste foncière, ment lyonnais et profondément contemporain" aime à souligner le spécialiste incontesté de Tony Garnier, Krzysztof Pawlowski, auteur d'un ouvrage de référence Tony Garnier, pionnier de l'urbanisme du XXe siècle. La phrase, bien qu'assez banale, étonne. Comment un artiste visionnaire a-t-il pu trouver les moyens d'exercer son art et d'affiner ses théories au sein d'une ville comme Lyon, si souvent insoucieuse de ses créateurs ? Singulière histoire d'amour ! C'est à Lyon que Tony Garnier, natif de la Croix-Rousse en 1869, réalisa l'essentiel de son œuvre, qui lui valut gloire et reconnaissance : l'hôpital Edouard Herriot, le quartier des Etats-Unis ou les Abattoirs de la Mouche, dont subsiste aujourd'hui l'impressionnante Halle Tony Garnier. C'est également Lyon l'industrieuse qui lui inspira ses projets les plus remarquables. A se demander si "la Cité industrielle", une ville entière née de son imagination et des ses conceptions avant-gardistes, n'aurait pas pu prendre racines aux portes de sa ville natale. Lorsque le grand prix de Rome de 1899, alors pensionnaire de la Villa Médicis, esquisse les premiers plans de sa cité industrielle, il témoigne d'une préoccupation sociale aiguë, vraisemblablement éveillée par la tradition révolutionnaire de sa ville, fréquemment appelée "métropole du travail". Déjà étudiant aux Beaux-Arts de Lyon. Il adhère à la Société des amis d'Emile Zola et fréquente les cercles radicaux-socialistes. Le goût pour les nouveautés technologiques que manifeste très vite le pionnier de l'urbanisme, prend aussi sûrement racine sur les rives du Rhône. Il fut ainsi l'un des premiers à se servir abondamment du béton armé, ou plus étonnant encore, à envisager la construction d'un barrage aux formes prophétiques pour fournir l'énergie électrique à sa ville. Enfin, enthousiasmé par l'invention des Frères Lumière, il préconise dès le début du siècle d'installer des "cinématographes" dans les salles de spectacle, comme il prévoit la production d'automobiles et d'avions dans son complexe industriel. De façon plus générale, la cité moderne de Tony Garnier s'attache à des points essentiels comme l'hygiène (ensoleillement, aération, ouverture), la verdure, la circulation, les loisirs ou les services publics.
Les règles d'or : fonctionnalisme et simplicité
A chaque fois, les règles d'or semblent être fonctionnalisme et simplicité. La forme architecturale de ses bâtiments pourrait d'ailleurs paraître parfois trop simple ou trop raisonnable, mais s'impose également souvent par sa modernité : puissance du béton armé, usage des pilotis, des pergolas, des toits-terrasses et des fenêtres continues. "Liés à une imagination créatrice débordante, sa haute conscience sociale et son engouement pour les nouvelles techniques permirent à Tony Garnier de présenter la synthèse urbaine la plus poussée de son époque" estime K. Pawlowski qui conclut : "Nous pouvons donc considérer le projet de la Cité industrielle comme le premier manifeste de l'urbanisme du XXe siècle". C'est à Lyon que Tony Garnier essaya de concrétiser quelques-unes de ses idées, grâce notamment au maire de la ville, le Dr Augagneur, qui comprit le premier tout l'intérêt que la ville pouvait avoir à retenir ce grand prix de Rome. En 1905, il commande une laiterie à Tony Garnier. A son départ, il ne manqua pas de recommander l'architecte prodige à son successeur, Edouard Herriot. "Je ne voudrais pas partir sans vous avoir signalé qu'il y a ici un architecte du plus beau talent, un homme du plus grand mérite" aurait insisté l'ancien maire. Vivement intéressé par les questions d'architecture, Edouard Herriot se fit un plaisir de suivre les conseils de son prédécesseur et associa très vite son nom à celui de Tony Garnier. En 1906, le prodige est désigné comme architecte des nouveaux abattoirs de la ville, dans le quartier de la Mouche (aujourd'hui Gerland), où le maire a la grande ambition de proposer "une organisation-type pour nos grandes villes modernes". De cet immense espace, en partie sauvé de la destruction en 1975 grâce à une virulente campagne de presse, ne reste aujourd'hui que l'impressionnante Halle Tony Garnier, une véritable place urbaine éclaircie par des travées métalliques, peut-être l'une des plus belles réalisations de l'architecte. C'est d'ailleurs là qu'eut lieu l'exposition internationale urbaine de 1914, "l'une des premières manifestations dans le pays de l'urbanisme au vrai sens du terme" selon K. Pawlowski, mais malheureusement occultée par l'entrée en guerre. Le grand chantier suivant de Tony Garnier, l'hôpital de Grange-Blanche, reprend la conception nouvelle d'un hôpital pavillonnaire développée dans La Cité industrielle, avec un système de passage souterrain tout à fait sophistiqué. L'abondance de la verdure fait de cet hôpital' une véritable cité-jardin pour malades.
Le quartier des États-Unis, Tony Garnier à l'échelle urbaine
Enfin, Tony Garnier s'illustra au travers de sa seule réalisation à échelle urbaine : le quartier des États-Unis, une œuvre pionnière en Europe (lire page ci-contre). Tout en renonçant à de nombreux projets, pour cause de restrictions budgétaires, Tony Garnier réalisa également dans sa ville le stade de Gerland, un monument aux morts, des villas à Saint-Rambert ou une école de tissage. Dans l'ensemble il fit très peu d'infidélités à sa ville. "je suis lié à Lyon par tant de reconnaissance qu'il m'est difficile de m'employer ailleurs" disait-il. Lyon disposant déjà d'un vieil hôtel de ville historique, on lui pardonnera donc d'être allé en construire un à Boulogne-Billancourt... (1931). Mais Tony Garnier ne chercha pas plus loin les honneurs. Même s'il est indéniable qu'il occupe une place tout à fait prépondérante dans l'architecture et l'urbanisme français et joua un rôle très significatif dans l'évolution des méthodes de planification des villes, sa postérité connut des hauts et des bas. En 1919, l'architecte Le Corbusier lui écrit sa profonde admiration. En 1990, une rétrospective au centre Pompidou essaie pourtant d'amoindrir le rôle de Tony Garnier dans son siècle. "il était très, sûrement trop lyonnais" estime aujourd'hui K. Pawlowski pour expliquer cette mise à l'écart. Pourtant, Tony Garnier est fort apprécié à l'étranger et 50 ans après sa mort, il étonne toujours par la modernité de son approche globale des phénomènes urbanistiques. "Simplicité et fonctionnalisme, c'est le caractère essentiel de l'œuvre de Tony Garnier. C'est pour ça qu'il a passé toutes les tempêtes. On a trop conçu la ville sur des concepts déstructurants ; Tony Garnier, lui, a gardé les fonctions de la ville, les rues, les commerces, les espaces intérieurs ; on y revient aujourd'hui", affirme K. Pawlowski. Pour une fois, la ville de Lyon a donc compris qu'elle avait la chance d'abriter un pionnier. Elle installa même un buste à l'effigie de Tony Garnier à l'entrée de l'un de ses principaux chantiers, l'hôpital Edouard Herriot. C'est aujourd'hui encore l'un des rares hommages qu'ait connu un architecte de son vivant.
Fiers et en colère
Le quartier des États-Unis imaginé par Tony Garnier est le théâtre d'une expérience exceptionnelle de réhabilitation par la culture. En 10 ans, cette cité HLM s'est transformée par la volonté de ses habitants en véritable musée urbain. Mais l'absence de perspectives d'avenir pour le musée suscite la mobilisation des habitants. Attention aux irréductibles locataires...
Au quartier des États-Unis, dans le 8e arrondissement de Lyon, ce lundi 19 janvier ressemble à un jour de deuil. Une large croix noire barre la première fresque du musée urbain intitulée "Tony Garnier, visionnaire". C'est le signe qu'ont choisi les habitants et amis de la Cité Tony Garnier pour marquer les incertitudes qui pèsent sur leur musée. Ils s'apprêtent à adresser une lettre ouverte au maire de Lyon pour lui faire part de la grande fierté que leur inspire ce musée Tony Garnier et de la grosse colère qu'ont réveillé en eux les services culturels de la ville de Lyon. Au pied du mur, les locataires s'agitent : "On est des Etats et on est fiers de notre quartier et de notre musée ; on le défendra jusqu'au bout", assure Lily Eigeldinger, habitante du quartier depuis 1936 et présidente du comité des locataires. Attention, il ne faut pas trop jouer avec les nerfs des habitants du quartier... Car les 4 000 locataires sont des habitués de la résistance et du combat : un vrai village d'Astérix !
Un musée né de la volonté du peuple
Quand le projet de construction d'Habitations Bon Marché aux portes de Lyon voit le jour, à partir de 1917, c'est l'une des seules réalisations de cette ampleur en France. "On a le droit d'être cité comme exemple pionnier", souligne Eddie-Gilles Di Perno, président du comité d'intérêt local Tony Garnier, très fier de "la modernité de la conception architecturale et urbanistique de l'ensemble". Le quartier est souvent présenté comme l'application tronquée des principes exposés dans la cité. Pour manifester leur mécontentement, les habitants de la Cité Tony Garnier ont décidé de barrer d'une large croix noire la première fresque de leur musée urbain, réalisée par les artistes de la Cité de la Création, et intitulée "Tony Garnier, visionnaire". Les impératifs économiques obligent en effet l'architecte à modifier son projet idéal. De 3, les immeubles passent à 5 étages, pour pallier le manque urgent d'habitat social, puis c'est l'école, le lavoir-bains-douches ou le chauffage à mazout qui passent à la trappe, laissant un aménagement final largement lacunaire. La voirie elle-même est nettement insuffisante : le boulevard des Etats-Unis n'est percé qu'en 1959. Entre temps, l'isolement du quartier renforce son identité. On parle des Etats comme d'un vrai village, perdu dans les champs, soudé par des liens très forts entre les habitants et une vie associative intense. Les durées d'habitation sont d'ailleurs exceptionnelles : il n'est pas rare de croiser des habitants qui, comme Lily, logent ici depuis plus de 60 ans. C'est sûrement pour ces raisons qu'au début des années 80, les Etats n'explosent pas comme les banlieues poudrières des trois V (Villeurbanne. Vaulx-en-Velin, Vénissieux). Au lieu de cramer des voitures, les habitants du quartier décident d'attirer l'attention sur eux de façon positive, par l'intermédiaire de Tony Garnier. D'eux-mêmes, ils vont chercher les artistes de la création et réfléchissent ensemble à un concept de réhabilitation culturelle. "Même si ce n'était pas vraiment formulé, ils avaient le sentiment de vivre dans un espace patrimonial", analyse aujourd'hui la cité de la création. C'est ainsi qu'ici, aux "États" un musée est né de la volonté du peuple... La réhabilitation est planifiée sur dix années et progressivement 18 fresques de 230 m2 chacune, dédiées à l'œuvre de Tony Garnier, sont réalisées, en concertation permanente avec les locataires de la cité HLM. Des artistes internationaux comme l'Américain Matt Mullican ou l’Égyptien Abdel Salam Eid sont invités également à concevoir des peintures monumentales. Cette expérience exceptionnelle est récompensée en 1991 par l'UNESCO qui accorde au musée Tony Garnier, le seul projet français à l'obtenir, le label de "la Décennie mondiale du développement culturel". "C'est une action totalement innovante. Mes collègues ont du mal à trouver la même contribution culturelle dans un habitat social en Europe", souligne Krzysztof Pawlowski, spécialiste de Tony Garnier et expert auprès de l'Unesco. Preuve de la formidable réussite de ce mode de réhabilitation : en 10 ans, aucun tag, aucun acte de vandalisme n'est venu abîmer le musée urbain. Les nombreux visiteurs, plus de 17 000 chaque année, n'ont jamais eu à subir la moindre agressivité. Le quartier des Etats-Unis passe même pour le plus propre de Lyon. "Les murs sont la peau des habitants. S'ils sont bien dans leur peau, ils ne se mutilent pas ; si on les trouve beaux, ils feront mieux encore", estiment les artistes de la Cité de la Création. "Mais attention ! Ce n'est pas non plus la cité idéale et le problème du chômage n'est pas résolu pour autant. Ça a permis de maintenir le cadre de vie", corrigent les peintres de la Cité. La plupart des indicateurs sociaux sont en effet au rouge. Aujourd'hui, la fierté des habitants est teintée d'amertume. "On a essayé d'avoir une réaction citoyenne mais aujourd'hui on nous lâche. On ressent un très fort sentiment d'injustice" explique Eddie-Gilles Di Pierno.
Le flou artistique
Alors que l'ensemble du musée urbain Tony Garnier est presque achevé, après 10 ans de travaux de réhabilitation et la réalisation des 24 fresques monumentales, il risque déjà de fermer, faute d'argent et de perspectives d'avenir. Contrairement à ses promesses, l'adjoint à la culture de la ville de Lyon n'a pas versé sa subvention de 60 000 F qui aurait permis de boucler le budget 97 et verser les derniers salaires des actifs de l'association. Voilà pour le plus urgent. Mais à plus long terme se profilent d'autres inquiétudes. En mai 1998, le quartier des États-Unis sort en effet du dispositif DSQ, "développement social des quartiers" et perd donc le bénéfice de ses subventions exceptionnelles (en provenance de l'Opac du Grand Lyon, des services sociaux de la Ville de Lyon et de l’État via la DDE) qui ont permis de réhabiliter les 1 500 logements du quartier et d'investir dans ce remarquable musée. Mais qui prendra désormais la relève ? C'est le flou le plus artistique. L'adjoint à la Culture de Lyon, Denis Trouxe, aurait balayé leur fierté en qualifiant maladroitement leur musée d'"animation socio-culturelle de quartier". "C'est un véritable projet culturel d'agglomération !", s'emporte M. Di Pierno, tandis qu'une habitante lâche : "Alors on est des ploucs, on n'a pas besoin de musée, c'est que pour les centre-villes ?". "Je ne comprends pas", s'étonne l'adjoint à la Culture qui semble découvrir le problème alors que les représentants d'associations affirment avoir alerté la délégation à la culture à maintes reprises. S'agit-il d'un dysfonctionnement au sein des services culturels ? Peu importe, car il s'agit désormais de réfléchir de toute urgence à l'avenir de ce musée, d'autant que, comme le souligne l'adjoint, "L'arrivée d'un nouveau musée dans la gestion de la ville est une décision importante", qui le dépasse certainement. Le musée urbain Tony Garnier a effectivement besoin d'un engagement à long terme de la Ville pour donner enfin toute la mesure de cette exceptionnelle aventure.