Ce mercredi matin le célèbre artiste Ben était à l'Hôtel de ville pour présenter sa future exposition au musée d'art contemporain (MAC) de Lyon. La rétrospective, la plus importante jamais réalisée sur son œuvre, débutera le 3 mars prochain et se terminera le 11 juillet. A cette occasion, Lyon Capitale publie un long entretien avec l'artiste.
Dans le texte de présentation de Strip-tease intégral, la vaste expo que le MAC consacrera à Ben, on peut lire : “Cette rétrospective, par son ampleur (1955-2010) invite le visiteur à éprouver toute l’étendue et la portée d’un univers qu’on ne peut restreindre à sa part la plus médiatique”. Ou comment révéler au grand public l’artiste conceptuel, le performer qui a investi l’espace publique de la façon la plus impertinente, le philosophe dérangé passionné par la langue, l’activiste au sein du mouvement Fluxus qui, dans les années 60, bouleversa avec provocation et humour les limites de la pratique artistique.
C’est ce remarquable “curriculum vitae” de Ben que le MAC voudra défendre, quand ce dernier est souvent réduit à ses Écritures sur monochromes noirs, vendues, sur des objets de grande consommation. Et alors même que Ben les intègre dans son projet artistique global, les agendas et autres objets marketing ne figureront pas dans l’exposition, ce qui amène à penser que leur intérêt artistique n’est pas si facile à vendre. Plus qu’une réhabilitation de Ben, il semble que le MAC tentera de convaincre le public qui, de toutes façons, aura sans doute envie d’aller voir exposé en grande pompe un artiste collectionné de longue date, par le biais d’un agenda et de paires de chaussettes reçues en cadeaux à Noël.
Lyon Capitale : Qu’est-ce qu’une rétrospective va raconter de vous et de votre travail réalisé sur plusieurs dizaines d’années ?
Ben Vautier : J’étais justement en train de me poser la même question car le musée m’a demandé d’écrire une conclusion. Je me dis mais qu’est-ce que je fous là-dedans, est ce que je suis vieux, mort ? Est-ce que le premier étage ce sera de l’archéologie, le deuxième étage ce sera du vivant. Je suis coincé. Très souvent, la rétrospective donne l’impression aux artistes qu’ils doivent regarder leur passé, et ça les met très mal à l’aise. Je suis aussi très mal à l’aise, parce que la question c’est aussi quelle image de moi dois-je donner ? Est-ce que je dois dire : regardez, j’ai tout fait quand j’étais jeune, ou bien plutôt : regardez, je suis encore vivant. Une rétrospective, c’est plein de contradictions, notamment entre ce que moi je pense de moi et ce que les autres pensent de moi.
Comment sera scénographiée la rétrospective ?
C’est une expo en trois parties. C’est Jon Hendricks (commissaire de la rétrospective, NDLR) qui va plutôt s’occuper de toute la partie historique, de 1948 jusqu’à 1972. Puis la deuxième partie ce sera de nouvelles idées, enfin je l’espère. Et la troisième, je ne sais pas encore… Je suis en train de me poser des questions. Il faudrait que j’aille chez le psy pour pouvoir vous répondre.
Est-ce que vous vous voyez comme un parangon, un modèle pour certains jeunes artistes chez qui vous retrouveriez un souffle artistique identique au vôtre ?
Il y a des personnes qui me disent en voyant certaines œuvres de jeunes artistes que j’ai déjà fait ces choses-là. Je n’y crois pas tellement, je ne marche pas dans ces codes. Je suis plutôt dans l’état d’esprit contraire, d’un type qui a oublié son âge et qui croit qu’il a dix-neuf ans : qu’est-ce que je pourrais trouver de nouveau pour embêter les tout petits jeunes ? Bien sûr, de temps en temps, je vois une œuvre et je me dis, tiens j’aurais pu faire ça y’a vingt ans, mais en fait ce n’est pas la même optique. Les jeunes sont à la mode, moi je n’étais pas “à la mode”, les jeunes sont “pub”, moi je n’étais pas “pub” à l’époque. Il y a une seule chose qui ne change pas avec le temps c’est l’ego. On a tous de gros egos. Mon rapport avec les jeunes ce n’est pas vraiment un rapport d’égalité, c’est presque un rapport de jalousie ! Je suis jaloux, je suis là en train de voir ce qu’ils font et je me dis c’est quand même pas mal. En plus maintenant ils ont la technique, ils vivent dans le gigantisme, ils ont la qualité, ils ont une technologie qu’on n’avait pas. S’ils veulent exposer une chaise, ils sont capables de le faire sur 12 mètres de haut. Non, mon rapport à la jeunesse n’est certainement pas celui d’un vieux qui leur dirait : "regardez, j’ai fait tout ça avant vous".
Le MAC tient à vous montrer sous votre jour le moins médiatique, et par le même temps, il n’est pas possible de taire cette partie de votre activité, les Ècritures imprimées sur des agendas ou des chaussettes, la plus visible et qui vous a rendu extrêmement populaire...
Je suis toujours étonné qu’on me dise que je suis extrêmement connu, comment est-ce possible, en vivant à Nice, sur une colline ? Pour être connu, il faut habiter à Paris. Ok, c’est à cause, en fin de compte, de mes messages publicitaires. Au début je croyais que ça me portait tort. En fin de compte c’est faux, car je me fais connaître comme ça. Mais suis-je connu dans le bon sens ? Suis-je connu comme un pitre, comme un rigolo, ou est-ce que je suis connu comme un philosophe qui réfléchit l’art ? J’aurais aimé être connu comme quelqu’un qui se pose des questions et qui doute. Être connu comme quelqu’un qui provoque en doutant, je veux bien, mais être connu comme un farceur, ça, ça me gêne un peu. Bien que j’aime aussi cet aspect : il n’y a pas d’art sans scandale. Enfin actuellement je ne suis pas vraiment là-dedans.
Que répondez-vous à ceux qui vous reprochent de vous fourvoyer, avec la vente d’objets de grande consommation, dans un art marchant à des fins économiques, sous couvert de cynisme ?
Parfois je leur donne raison, parfois je leur donne tort. Je leur donne raison par exemple quand moi-même je me dis, oh la la, là tu es devenu “monsieur agenda”, ou “monsieur t-shirt”, ou “monsieur chaussette”. Là, je m’en veux. Mais si, sur mes t-shirts, sur mes chaussettes, j’ai réussi à communiquer une phrase qui porte et qui interroge quelqu’un, je suis content. En fin de compte, je peux trouver autant d’arguments pour, que d’arguments contre. Les pour, c’est que l’art d’aujourd’hui ne dit pas non à la société de consommation, on l’a vu avec Andy Warhol et d’autres. L’artiste aime communiquer, alors si c’est avec les moyens du marketing, ça reste son art, c’est positif. Si en revanche il devient un communicant de publicité du type : “mangez du Danone, vive les yaourts Danone”, ça c’est négatif. Donc, tout dépend comment on entend le mot pub.
Mais vous, alors, comment vous sentez-vous vis-à-vis de vos objets vendus en grande distribution ?
Un jour bien, un jour mal. J’aurais aimé laisser la trace de quelqu’un qui pose des questions sur l’art, et pas : ah oui, c’est le monsieur qui faisait des agendas dans les années 90 à 2009. Mais si dans les agendas je pose la question “Pourquoi vouloir être célèbre ?” qui est une question importante en art, je me dis qu’automatiquement le résultat sera positif.
Pour le titre de votre expo, il y a eu débat...
Quand on m’a parlé de rétrospective, j’ai répondu que, ça, c’était un strip-tease intégral. Le point de vue de Thierry Raspail et de Jon Hendricks, c’était plutôt de mettre une grosse loupe sur mes travaux anciens, pour montrer que j’ai été un créateur, ce qui est légitime. Mais étant donné que je ne suis pas mort, j’ai eu envie de prendre le risque de montrer que je suis devenu un vieux gâteux qui ne sait plus ce qu’il dit. Eh bien tant pis, c’est le risque de la rétrospective.
De manière générale, vous brossez sur votre blog des portraits très acides des gens que vous croisez, et notamment du personnel du MAC. On a le sentiment que vous mettez tout le monde à cran...
J’adore ça ! Écoutez, en vérité je me censure à 80%, si seulement vous lisiez ce que je pense vraiment, là vous verriez du vitriol. Mais en fait j’enlève le vitriol et je laisse un tout petit peu de pastis. J’essaie de dire la vérité, je prends la température. Je m’intéresse aux autres. J’ai une facette d’ethniste qui s’intéresse aux peuples minoritaires, une facette “super ego” qui a envie qu’on parle de lui, j’ai une facette de Ben voyeur qui regarde ce qui se passe et qui regarde l’art un peu comme si c’était un épiphénomène ou un phénomène sociologique assez curieux. En fin de compte je regarde tout ça non pas de haut, mais dans la mêlée : je suis dans la mêlée.
Vous parlez en effet de vous comme un ethniste, ou un ethonologue, et vous prenez souvent la parole sur l’actualité. Aussi quelle résonance a pour vous le débat sur l’idée d’une “identité nationale”?
Tout d’abord, je suis ethniste, mais pas dans le côté rétrograde de la chose, dans le côté retour sur soi, refus de l’autre, xénophobie. Non. Moi, c’est l’ethnisme qui est ouverture sur toutes les cultures, et qui reconnaît leur existence. Il y a deux visions différentes de l’ethnisme moi je serai plutôt dans celle de Claude Levi Strauss. Sur la question de l’identité nationale, oui, ça m’intéresse, absolument. J’ai fait un mail sur cette question, je ne l’ai pas envoyé aux gens de l’art mais vous pouvez le lire sur mon site. Cela s’appelle les Scenari différents, par rapport aux identités. Moi je crois que les cultures et les langues existent, et qu’elles peuvent être opprimées. Imaginons que je sois un Inuit ou un Comanche ou un Tamoul, ou un Kurde. On est dans un monde où les cultures et les nations s’oppriment les unes les autres, ma vision c’est le droit des peuples à gérer leur propre espace culturel. Mais à partir d’où existe un peuple, ou n’existe-t-il pas ? Le peuple français existe mais les peuple basques, corse, occitan existent aussi. Et en fin de compte je deviens très européen et j’aurais aimé une Europe des cultures et des régions qui s’entendent entre elles plutôt qu’une Europe des nations impérialistes. J’ai toujours considéré que les religions étaient des épiphénomènes par rapport aux langues. Les religions sont des prétextes aux nations, pendant la guerre d’Irlande, on ne disait pas les Irlandais contre les Anglais, on disait les Catholiques contre les Protestants. En fait les Irlandais qui voulaient parler leur langue se retrouvaient dans les églises catholiques, et les Anglais se retrouvaient dans les églises protestantes. C’étaient des lieux de refuge. La religion est peut-être ailleurs, beaucoup plus profane. Vous vous dîtes qu’est-ce que ça vient foutre là… On peut avoir des langues internationales, l’Anglais, le Français, l’Arabe, mais il faut que les langues autochtones comme le Berbère existent, soient enseignées.
Vous voyagez beaucoup ?
Non.
Ah...
Le matin, je vais dans la cuisine.
Revenons à la rétrospective. Des œuvres, comme le fameux Bizart baz’art habituellement exposé dans le hall du MAC, vont être réactivées...
Mon Dieu vous me mettez la pression, là. Rien que Bizart Baz’art nécessite au moins trois jours de boulot pour être bien réactivé.
Des œuvres inédites sont annoncées pour cette rétrospective...
Je suis en train d’y penser mais, vous savez, aujourd’hui les jeunes sont tellement forts qu’être en compétition avec eux, c’est très difficile. Mais je vais essayer de faire croire que j’ai 19 ans et demi.
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