Trois actes, quatre heures de musique, un livret riche et complexe, une partition frappée par le gigantisme et les difficultés : La Femme sans ombre a mis du temps à trouver sa place sur les scènes lyriques… Un siècle après sa création en 1919, cet opéra demeure une pièce maîtresse dans l’œuvre de Richard Strauss.
Huit années de travail (1911-1918) auront été nécessaires à Richard Strauss et son librettiste préféré, Hugo von Hofmannsthal, pour accoucher de La Femme sans ombre.
La quatrième réalisation du tandem Strauss-Hofmannsthal s’inscrit pour ce dernier dans une certaine filiation avec l’opéra mozartien. Pensée comme un reflet de La Flûte enchantée, La Femme sans ombre emprunte à “La Flûte” la forme singspiel et possède également plusieurs niveaux de lecture : entre conte à la “mille et une nuits”, note philosophique et opéra d’initiation, on y traite de quête psychologique et spirituelle du passage de l’ombre du narcissisme et de l’égoïsme à la lumière qui, par l’empathie, conduit à l’humanité.
Pavé de significations symboliques et de références littéraires et musicales, l’œuvre se situe dans un certain “air du temps” et peut être mise en perspective avec les travaux parfaitement contemporains de Sigmund Freud (Pour introduire le narcissisme, Introduction à la psychanalyse et L’Homme aux loups paraissent tous trois entre 1914 et 1918).
L’empereur des îles du sud-est a chassé une gazelle blanche qui s’est transformée en une belle femme sous ses yeux… celle-ci n’est autre que la fille du roi des Esprits.
Il la désire et la prend pour épouse, mais celle qui devient ainsi impératrice, parce qu’elle ne projette pas d’ombre, ne peut appartenir pleinement au peuple, du fait que l’ombre, la fertilité et l’empathie humaine paraissent une seule et même chose.
Si après douze lunaisons, l’impératrice ne dispose toujours pas d’une ombre, elle devra s’en retourner auprès de son père et l’empereur sera changé en pierre. Mais au terme de douze lunes, toujours pas d’ombre et plus que trois jours… L’impératrice, accompagnée de sa fidèle nourrice, part alors chez les humains en quête de cette preuve d’humanité. Sur le point d’acheter ce qui lui fait défaut à un pauvre couple de teinturiers et priver ainsi une innocente de cet attribut convoité, l’impératrice se ravise finalement, prenant conscience du crime qu’elle s’apprête à commettre, et accédant ainsi à l’humanité en libérant son couple et celui des teinturiers.
Exigence et radicalité
Si la profondeur et la complexité d’une intrigue se déroulant entre le monde des esprits et celui des humains (le thème de l’incommunicabilité entre ces deux sphères) ramènent aux sources du romantisme, le discours musical, par son extrême sophistication, associé au foisonnement symphonique d’une orchestration qui peut par moments aller jusqu’à rendre malaisée la compréhension des dialogues, renferme une certaine radicalité. Un gigantisme – effectif orchestral immense et réquisition de cinq voix hors classe – et des exigences techniques qui expliquent le peu d’exécutions de l’opéra depuis sa création.
Apprécions donc à sa juste valeur cette nouvelle production de l’Opéra de Lyon qui convoque le metteur en scène Mariusz Treliński, directeur artistique de l’Opéra national de Pologne depuis 2008. Également cinéaste, le Polonais distillera une scénographie tournante laissant de la place à l’image filmée.
De son côté, Daniele Rustioni, nommé “chef d’orchestre de l’année” aux International Opera Awards de 2022, dirigera l’orchestre de l’Opéra, ses chœurs et une belle brochette de solistes.
La Femme sans ombre – Du 17 au 31 octobre, à l’opéra de Lyon