Premier roman de Thomas Hairmont, Le Coprophile plonge un mathématicien déphasé dans le culte complaisant de la merde sous toutes ses formes. Un texte en or, et en merde, sur une société qui, faute de digérer la crise financière, est contrainte de se faire dessus. Et le fait avec plaisir.
Les Lyonnais quelque peu sensibles, mais néanmoins amateurs d'art, se souviennent sans doute de Cloaca, oeuvre du belge Wim Delvoye présentée à Lyon en 2003, et accessoirement machine à fabriquer artificiellement de la merde. La machine qui n'était rien d'autre qu'un gigantesque tube digestif mécanique avait fait grand bruit – sans mauvais jeu de mots – relançant l'éternel débat sur l'art contemporain et réveillant les tremblements de nos propres tabous. Les mêmes, les cœurs sensibles, et les autres, en seront pour leurs frais avec cet insensé premier roman de Thomas Hairmont, Le Coprophile. Ils seront sans doute touchés au plus profond de leur être, là où fermente toutes sortes de choses avalées en une invraisemblable festoiement de gaz, de sucs et de putréfaction. Là où le refoulé justement refoule du goulot. C'est qu'au départ notre héros est lui aussi des plus cartésiens, en brillant mathématicien persuadé du bon ordonnancement mathématique du monde. Mais il est aussi une sorte de corps étranger à son propre environnement, l'Amérique et ses universités, entre New York, Kansas City et Stanford, dont l'aseptisation outrancière va trancher avec la suite du récit. Un corps étranger quasiment volontaire, car quelque peu enclin, il faut bien le dire, à péter plus haut que son cul.
En difficulté, lui l'asocial, avec la rédaction d'un article universitaire portant ironiquement sur la « théorie des groupes », il va alors développer presque par hasard une fascination pour le fonctionnement de ses intestins et ce qui en sort, le pourrissement, la putréfaction, la matière ni morte, ni vivante, et ce qu'elle peut avoir d'enivrant. Il va y goûter, s'en enduire et découvrir qu'il n'est pas le seul à transgresser ce tabou. C'est la rencontre avec Sonia, une fille qu'il qualifie d'« un peu sale » et une joyeuse troupe de coprophiles menée par « le Macérateur », des gens de la « haute » qui pataugent dans d'invraisemblables orgies de caca comme d'autres vont au club-house. Insoutenable et fascinant, non dénuée d'une certaine ironie jubilatoire, Le Coprophile est surtout une extraordinaire et jusqu'auboutiste (c'est le cas de le dire) aventure littéraire.
La Nausée et Les Mains Sales
Sous la plume de Thomas Hairmont, la merde fertilise littéralement le verbe en des pages d'une virtuosité absolue sur la machine thermodynamique qu'est notre société : soit tout autant que nous, une machine à merde. Car en sous-texte, dans les entrailles du texte déviant, macère la critique sans concession d'une société capitaliste qui n'a de cesse d'auto-dévorer sa propre pourriture (les fameux « titres toxiques ») pour survivre quand ce n'est pas pour jouir de sa puissance morbide. A la fois La Nausée et Les Mains Sales, comme dirait l'autre, lorsque le narrateur déambule dans le métro, couvert de merde sous son costume d'homme d'affaires bien mis, tandis que tous se détournent d'un clochard à qui l'on attribue la soudaine mauvaise odeur.
Comme par hasard, l'auteur travaille à la direction financière d'un groupe du CAC 40. Il sait donc sans doute un peu de quoi il parle et tente une tentative d'exorcisme, de geste catharsique et révolutionnaire. « Car la merde, nous dit-il par la voix grandiloquente du Macérateur, est ce qui refuse la forme. Elle ne se coule pas jamais dans les réceptacles, insoumise à la grande indifférenciation des liquides, et jamais elle ne se résout passivement à devenir objet paralysé. Elle est ce qui résiste aux catégories. Elle est l'en dehors des mathématiques. » Et quand celui-ci ajoute à l'orée d'une cérémonie merdeuse : « nous allons communier avec l'imperfection de notre propre rendement, avec les vengeances nauséabondes de l'univers, dont les avalements cupides ne sont pas venus à bout. Car tous les jours, pour nous tous, l'univers nous sommes de respirer à contrecœur, à haut-le-cœur, la nausée qu'il a fécondée en nous. », on n'est alors effectivement plus tout à fait sûr qu'il s'agisse seulement d'une histoire de caca.
Thomas Hairmont – Le Coprophile (P.O.L)