JC Kaufmann

Les fesses, revendication politique et identitaire

Vous voulez poser un regard neuf sur l’évolution du monde, sur ce qui façonne notre identité depuis des siècles, la politique, l’économie, la mode, la religion, nos crises de civilisation, nos relations aux autres et à l’existence ? Lisez sans attendre le dernier livre du sociologue Jean-Claude Kaufmann.

Dans La Guerre des fesses, le chercheur nous propose une grille de lecture inattendue de l’histoire de nos sociétés et des mœurs, en prenant appui sur l’évolution de la forme des fesses de siècle en siècle et de pays en pays. Un décryptage passionnant, très référencé et documenté, qui nous montre que nous sommes tous soumis aux diktats imposés par les formes des fesses. Fantasmées, rêvées, adulées, décriées, rejetées, torturées, malmenées ; rondes, tombantes, grosses, maigres, liposucées, musclées… Les formes qu’elles adoptent et les projections qui en découlent déterminent inconsciemment un nombre impressionnant de clichés et de comportements individuels et sociaux.

En refermant ce livre, on ne peut que constater, dépité, que la forme des fesses nous mène par le bout du nez !

Lyon Capitale : Hommes et femmes font-ils un accueil différent à votre livre ?

Jean-Claude Kaufmann : Souvent. Lorsque je le dédicace, il peut arriver par exemple que, lorsque des couples s’approchent de mon stand, le mari vienne me parler tandis que son épouse reste, un peu gênée, en retrait. Les relations que nous entretenons avec les fesses, notamment avec les nôtres, révèlent beaucoup de choses sur notre personnalité et sur les rapports souvent difficiles de nombreuses femmes occidentales avec leur image. Ce qui explique que certaines vivent mal qu’un homme qui les accompagne puisse avoir le regard accroché, capté, attiré, par un postérieur qui passe et se détourner un moment d’elles. Ce réflexe instinctif, animal, n’est pas pur attrait esthétique. Elles le savent. Peu l’acceptent à l’extérieur de la chambre à coucher, car elles se sentent alors dévalorisées par ce regard banal qui se pose spontanément sur une autre en remettant en cause, croient-elles, leur beauté.

Il existe une véritable ligne de démarcation entre le nord et le sud de la planète. Le Nord préfère le diktat de la minceur, et le Sud le rebondi. Que dit cette bataille des fesses qui fait s’affronter le Nord et le Sud, des enjeux de nos sociétés ?

Actuellement, les stars, comédiennes, chanteuses qui ont la cote chez les jeunes, souvent originaires du Sud, ont de grosses fesses et cuisses : Beyoncé, Rihanna, Kim Kardashian, Kelly Brook, Cheryl Cole. Mais, opposer le Nord et le Sud demeure malgré tout un peu caricatural.
Le code de beauté occidental, prônant l’hyperminceur, reste une référence internationale dans tous les concours de beauté, y compris au Brésil. Partout sur la planète, les mannequins obéissent à ce diktat. Ce qui ne veut pas dire qu’il en soit de même dans la vie de tous les jours, dans la rue ou sur la plage. Des journalistes mexicains venus m’interviewer récemment me disaient à cette occasion qu’en Amérique du Sud les jeunes femmes montrent leurs fesses pour attirer le regard des hommes. C’est là un univers très différent du nôtre.
Ainsi, s’il est vrai que le dogme et le commerce de l’hyperminceur continuent à se répandre dans le monde entier, pour la première fois depuis très longtemps, on note une résistance, une rébellion de certaines femmes qui le refusent. Ce mouvement, venu du Sud, qui revendique les rondeurs, est suivi par de plus en plus de jeunes filles.

L’image “parfaite” que véhicule l’Occident en matière de forme des fesses répond, pour l’essentiel, à des critères de pureté liés à la religion monothéiste, à une quête ascétique…

Méfions-nous des explications trop réductrices. C’est vrai qu’à partir des XIIe, XIIIe siècles certains courants à l’intérieur du christianisme, au nom d’un idéalisme radical, d’un absolu, ont mis en avant la nécessité de se purifier grâce à des ascèses, à des jeûnes, qui prêchaient la maîtrise des sens et du corps, à tout prix, y compris au risque de mourir.
Depuis le début du XXe siècle, ce modèle de minceur a évolué et s’est transformé en un instrument de tri social. Des jugements de valeur lui sont attachés : une personne menue est censée mieux maîtriser sa vie, être plus intelligente… Plus on se rapproche de cette forme idéalisée du corps, plus on gagne symboliquement des bons points. Sur un plan privé et social : obtention de meilleures notes à l’école, moins de discriminations subies dans le travail, un déroulement de carrière plus intéressant… Au cours du temps, la fesse mince est donc devenue un signe d’appartenance à une classe sociale élevée.
Beaucoup se révoltent contre ce système. Mais tout le monde y participe, à un moment ou à un autre de son existence. En faisant des régimes, en achetant des crèmes amincissantes, en pratiquant des sports à outrance. Y compris les femmes considérées comme “normales” par l’OMS, dont 65 % (avec en tête les Françaises) se trouvent trop grosses et font régime sur régime pour “se rapprocher de l’os” et gagner en estime d’elles-mêmes et des autres. On est là dans une conception mortifère de la beauté, pas dans la vie. Ce que refuse actuellement toute une partie de la population mondiale. D’où l’affrontement des modèles auquel on assiste. Affirmer, revendiquer leurs rondeurs est devenu pour les jeunes filles originaires du Sud une manière d’en finir avec les carcans de beauté imposés par les Occidentaux, et une façon de défendre leur droit à une plus grande liberté des émotions et à mener une vie plus joyeuse, sensuelle, faite de rythmes, de couleurs… Un mouvement qui arrive au moment où la domination du monde par l’Occident chrétien diminue sur un plan politique, économique…
Alors, minceur ou rondeurs ? Nous sommes à un tournant grâce à cette contestation venue du Sud. Un tournant dont il est difficile de prévoir l’issue.

Est-ce à dire que les femmes du Nord seraient dans un processus de négation d’elles-mêmes plus important que les femmes du Sud ? Ce qui implique de grandes souffrances, car la fesse torturée est souvent associée à des histoires d’anorexie et de dépression…

Les femmes occidentales et surtout les Françaises ont souvent – les deux étant étroitement liées – une très mauvaise estime d’elles-mêmes et une vision très négative de leur corps. De plus, chose étonnante, leur appréciation d’elles-mêmes est en général décalée par rapport à celle de leurs partenaires, plus positive. Mais elles ne les croient pas. C’est plus fort qu’elles.

Que faut-il faire pour sortir de ce carcan, se libérer de ce code esthétique unique ? Notamment pour les jeunes filles, dont beaucoup commencent à faire des régimes dès 8 ans !

Je l’explique longuement dans le livre. La machine folle de l’hyperminceur s’est emballée ces dernières années car nous y participons tous. Ce qui rend la sortie du processus complexe. Aussi, profitons de cette opportunité qui vient du Sud, de l’indécision des modèles qu’elle provoque, pour remettre en question nos schémas, prendre de la distance avec les codes actuels et apprendre à s’accepter patiemment avec ou sans rondeurs. Nous pouvons faire attention à ne pas être en surpoids, à améliorer notre silhouette…, si c’est pour être en forme et si nous gardons à l’esprit que cette démarche doit être entreprise en respectant notre morphologie. C’est important que les parents l’apprennent à leurs filles pour éviter qu’elles ne sombrent dans l’anorexie et la boulimie.

Finalement, être bien avec la forme de ses fesses, c’est être bien dans sa culture, dans son identité…, être libre ? C’est refuser l’uniformisation de la mondialisation, le diktat des valeurs de l’Occident ?

Il n’y a pas un modèle de beauté absolu. La beauté ne répond pas à un code de référence unique. Elle est diverse, multiple, différente selon les cultures et les individus. C’est une façon d’être, une manière de rayonner qui ne se résume pas à ce qui est apparent. La beauté est bien plus que ça. Elle est composée par un ensemble de données qui rendent chaque personne unique.

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Jean-Claude Kaufmann, La Guerre des fesses – Minceur, rondeurs et beauté, éditions Jean-Claude Lattès, 262 pages, octobre 2013.

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