© Simon Gosselin

Les Frères Karamazov aux Célestins : tout est permis, même avec Dostoïevski !

Critique. Dans cette pièce tirée du roman-fleuve de Dostoïevski, où sur fond de rivalités familiales s'affrontent différentes visions de la morale, Sylvain Creuzevault offre une mise en scène d’une très grande liberté. Une adaptation audacieuse mais qui, comme le chef-d’œuvre de l’auteur russe, sait tenir en haleine le spectateur.

Comme Dostoïevski s’adresse au lecteur au début Des Frères Karamazov – roman publié sous forme de feuilleton dans le journal Le Messager russe en 1879 -, les comédiens qui se produisent sur la scène des Célestins tentent d’instaurer d’emblée une complicité avec le public en le prenant à partie. On se croirait au festival de Montreux, tant on frise parfois l’exercice de stand-up. Le ton est enjoué, les gimmicks très contemporains et le décalage complètement assumé.

Après tout c’est Dostoïevski qui le dit. "Si Dieu n’existe pas, tout est permis". Cette citation* tirée des Frères Karamazov - et qui résume la question métaphysique du roman - est affichée sur les grands murs blancs de la scène. Elle contient en elle les conflits moraux qui taraudent chacun des protagonistes de la pièce. Mais cet axiome offre aussi une grande latitude d’interprétation aux comédiens qui les incarnent.

Mais si elle est portée par une grande liberté créative, cette adaptation qui se mue en farce ne s’abstrait pas d’une minutieuse restitution des différents caractères des personnages de ce roman, lequel décrit les divergences des hommes dans leur rapport à la foi et à la morale.


Rivalité familiale


Car dans Les Frères Karamazov tout est histoire de rivalité. Rivalité familiale tout d’abord, entre quatre frères issus de mères différentes, vis-à-vis de leur père, riche propriétaire terrien égoïste et imbu de lui-même. Une rivalité amoureuse même, dans un chassé-croisé des sentiments qui oppose père, fils et frères, entre désirs inavoués et trahisons. Et quand chacun a son propre motif de détestation, bien malin qui saura qui a commis le meurtre du père, point de basculement de la pièce.

À leur manière, chacun des personnages de cette fratrie incarne une figure archétypale de la société russe de la fin du XIXe siècle (ici on la transpose aisément à la Russie actuelle). Dimitri, est un amoureux passionné, excessif et porté sur la bouteille. Ivan, un scientifique rationnel mais tourmenté, Alexeï, un humaniste à la foi inébranlable et Smerdiakov, fils illégitime, la brebis galeuse de condition très modeste.

Face à un tel monument de la littérature, il y avait forcément un immense défi pour Sylvain Creuzevault. Dans cette adaptation - qui dure près de 3h30 - le metteur en scène n’a pas lésiné. Il offre à chacun de ses comédiens le temps nécessaire pour camper leur rôle. Et dans ce spectacle qui n’offre que peu de répit, tous réussissent à leur donner une densité digne du roman fécond de Dostoïevski.


Un jeu, parfaitement maîtrisé, malgré un semblant d’improvisation


À la manière d’une revue de détails judicieusement choisis, les comédiens, tour à tour, imposent la force de leurs personnages qu’ils portent avec talent, en jouant avec les clins d’œil aux spectateurs. Ces derniers se voyant même offrir des bières à l’entracte, au milieu des travées des fauteuils du théâtre. Rien de tel pour installer un brin de complicité.

Mais même sans l’ivresse, on reste bluffés par la prouesse des comédiens et de leur jeu, parfaitement maîtrisé, malgré ce semblant d’improvisation. La performance de Servane Ducorps, formidable Grouchenka, objet de tous les désirs, la violence presque charismatique de Vladislav Galard, qui incarne le sanguin Dimitri ou la force de conviction d’Arthur Igual, le pieu Alexeï qui se démène pour sauver ce qui reste d’humanité aux protagonistes.

© Simon Gosselin

Procès et foire médiatique


Cette pièce, où l’on passe de la tragédie à la farce, d’errements existentiels à une forme de catharsis, se termine par un procès grotesque. Une parodie de justice – que ne renierait pas Poutine – dans une sorte de foire médiatique où se télescopent des images d’une Russie moderne délitée, dont les drapeaux blanc rouge et bleu flottent sur scène en provoquant presque une gêne. Le propos devient alors politique et semble nous emmener un peu plus loin dans les tréfonds belliqueux de l’âme humaine.


Les Frères Karamazov, jusqu’au 16 octobre aux Célestins - Théâtre de Lyon


* Ici "si Dieu est mort, tout est permis".


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