Bien avant les attentats de vendredi à Paris, la BM de Lyon avait invité l’avocat Emmanuel Pierrat, auteur de La Liberté sans expression ? (Flammarion), à donner une conférence sur la censure ce mardi. Cette conférence est maintenue. Avant-propos pour Lyon Capitale*.
* Cette interview a été réalisée avant les attentats de vendredi à Paris.
“On a créé un délit d’apologie du terrorisme au lieu d’avoir une politique d’éducation un peu pensée”
Lyon Capitale : Comment la liberté d’expression s’accommode-t-elle des caricatures, des religions ou du racisme ?
Emmanuel Pierrat : Le principe est qu’on peut critiquer une idéologie. On peut s’en prendre à l’islam, au shintoïsme, au judaïsme, au capitalisme, au nucléaire, etc., du moment que ça reste des idéologies. En revanche, ce qui est réprimé en droit français, c’est la critique des personnes en raison de leur race, de leur sexe, etc. Ces lois partent d’une bonne intention, mais ces personnes pour qui nous avons des intentions louables confondent la critique de l’idéologie avec la critique d’une communauté ou d’un individu.
La difficulté c’est que la ligne de partage entre l’idéologie et les communautés est difficile à marquer en droit. La difficulté, c’est donc d’apprendre à nos concitoyens ce qu’est la liberté de blasphémer. C’est compliqué car, si vous représentez l’islam en dehors d’un croissant et de deux trois éléments, vous allez vite vous emparer du turban, du voile, qui sont identifiants, qui sont les marqueurs d’une communauté identitaire. Et vous allez braquer des susceptibilités personnelles. Résultat : tout message de critique qui est de l’ordre du blasphème, qui est autorisé, est interprété comme étant une offense à des gens en raison de la race, de ceci ou de cela.
La difficulté aujourd’hui, c’est que quand on gagne au tribunal, on se prend un attentat derrière par les gens frustrés d’avoir perdu au tribunal.
“La censure est inefficace et sert ceux qu’on poursuit”
Neuf mois après les attentats contre Charlie Hebdo, la liberté d’expression est-elle mise à mal ?
En régression complète. Parce que c’est l’autocensure qui règne en maître. À partir du moment où vous êtes dans un État où la violence physique, la menace, l’attentat l’emportent sur le droit, vous avez une propension à vous autocensurer de manière à éviter de vous faire sauter.
Depuis janvier, je dis à mes clients qui organisent des expos d’art contemporain, un salon de la caricature… que le problème n’est plus juridique – j’aurai gain de cause en justice – mais qu’il doit se penser en termes de sécurité : Pouvez-vous accueillir une manif avec 200 auteurs et 10 000 fous derrière qui vont caillasser ? Résultat, on a annulé une expo d’art contemporain sur les escarpins et les tapis de prière, trop touchy, et le Salon du dessin de presse en Normandie. On régresse.
Est-on plus libre de dire, d’écrire, de penser ce qu’on veut aujourd’hui qu’il y a vingt ou trente ans ?
C’était plus libre avant, car la République impose de nouvelles lois d’année en année. On en a 400 et des poussières et on en invente une ou deux chaque année. Vous aurez bientôt une loi qui imposera de mettre un message sur les boucheries vous indiquant que les viandes rouges provoquent le cancer. Je ne plaisante qu’à moitié.
Chaque année on invente la protection d’une minorité, de certains intérêts. On appelle à la prudence.
On est dans le politiquement correct…
On a dépassé le politiquement correct, c’est encore plus compliqué. Chaque année, on a une disposition nouvelle mais on n’abroge pas les textes anciens liberticides des XIXe et début XXe siècles, de la période de Vichy.
L’année dernière, pour réagir aux personnes qui criaient “Daech, c’est bien”, c’est-à-dire des gamins écervelés, on a créé un délit d’apologie du terrorisme, au lieu d’avoir une politique d’éducation un peu pensée. Si vous avez 15 ans, que vous avez l’esprit mal fait et que vous dites une grosse connerie du genre “Les frères Kouachi sont mes héros et je vais te buter !” comme un groupe de filles l’a lâché à un chauffeur de bus à Nantes, on vous envoie à la case prison. Je ne suis pas certain qu’on en fera des citoyennes plus éduquées, plus laïques et plus responsables.
Sur le long terme, la censure est-elle inefficace ?
Sur le long terme, la censure est inefficace, bien sûr. La censure a toujours connu un effet de clandestinité. En d’autres termes, quand vous interdisez, vous pouvez être sûr que vous allez accoucher de publications clandestines, c’était les samizdats en URSS, ce qu’on appelait les “livres de second rayon” au XIXe siècle en France, et aujourd’hui c’est la partie noire de l’Internet. La censure a donc encore moins d’effet qu’elle n’en avait aux siècles passés.
Si vous tapez aujourd’hui sur quelqu’un, son message va être repris par quelqu’un d’à côté, mais en plus la personne va se draper dans la martyrologie. Comme le fait Dieudonné, qui a besoin de procès pour exister. Sans procès, il n’a pas sa caution de “lutte contre la vérité”, selon lui. La censure est donc inefficace et, en plus, sert ceux qu’on poursuit.
Le retour en crypté des Guignols de l’info, qui a fait couler beaucoup d’encre, est-il une forme de censure ?
J’ai un droit de réserve. Je suis l’avocat d’Yves Le Coq, l’un des auteurs des Guignols de l’info.