Le généalogiste Jean-Louis Beaucarnot nous fait découvrir dans son dernier livre la guerre de 14-18 au travers de vies ordinaires. Photos d’époque en noir et blanc, anecdotes et témoignages amènent le lecteur à poser un regard neuf sur cette période qui a transformé de manière radicale tous les modèles familiaux, sociétaux, culturels, et induit les grands mouvements économiques et politiques qui débouchèrent sur l’horreur de la Seconde Guerre mondiale. En personnifiant les drames, injustices, indignités liées à cette terrible guerre, cet ouvrage incite à réfléchir aux leçons à tirer aujourd’hui encore de cette histoire, afin que de semblables processus ne se répètent pas, sous des formes plus actuelles. ENTRETIEN.
Lyon Capitale : Parler de la Grande Guerre par le biais des familles, cela donne une autre perspective de l’histoire ?
Louis Beaucarnot : Je suis généalogiste, pas historien, j’ai donc une approche spécifique du passé. Dans ce livre, en donnant la parole aux familles, j’ai voulu faire un état des lieux aussi détaillé que possible de ce qu’elles avaient vécu, pour comprendre comment la guerre de 14-18 a transformé, interrompu, infléchi, éclaté, scindé leurs destins. Après une enquête de plusieurs mois, j’ai sélectionné près de 200 témoignages qui racontent, sous forme d’anecdotes, des tranches de vie qui permettent aux lecteurs de s’immerger complètement dans la vie quotidienne des Français de l’époque. Un peu comme s’ils y étaient.
Les récits sont regroupés par chapitres : “Les marraines de guerre”, “Les familles décimées et éclatées”, “Les couples dans la guerre”, “La grippe espagnole”… Chaque chapitre se termine par des dossiers, des rappels historiques factuels qui montrent les relations étroites entre l’histoire des nations et celle des individus. On découvre ainsi des destins héroïques ou très ordinaires, des familles foudroyées et déchirées, les viols et autres horreurs subies par les femmes et jeunes filles dans les régions occupées, les enfants bâtards rejetés ou adoptés avec bonté par les maris qui revenaient chez eux, la misère de certaines familles ou au contraire, après la guerre, des situations économiques flamboyantes, des secrets de famille encore ignorés aujourd’hui par certains de leurs membres…
On voit également très clairement que, pour la première fois en France, des milliers de personnes se déplacent à l’intérieur du pays, se rencontrent, et bougent par nécessité puisqu’il faut soit rejoindre, pour les hommes, les lieux de conflit ou de convalescence, soit, pour les femmes et les enfants, fuir les zones de guerre. Avant, chacun restait dans sa région d’origine : on naissait, vivait, fondait une famille, mourait là où on était né. On parlait la langue de sa contrée. Dans les tranchées, on assiste à un brassage considérable de populations. Pour se comprendre et échanger, les combattants, formés à l’école de Jules Ferry, doivent utiliser le français, qui devient ainsi la langue commune. Ces différents mouvements de masse, d’idées changèrent radicalement le fonctionnement de la société. La guerre de 14 l’a fait basculer d’un monde à un autre, et a contribué à créer une forme de conscience nationale.
Qu’est-ce qui vous a le plus frappé en rendant compte de ces témoignages si émouvants ?
Tout d’abord, de voir combien cette période est fédératrice. Contrairement, pour le moment, à la Seconde Guerre mondiale, toutes les familles se sentent concernées, de près ou de loin, par cette partie de l’histoire. Les gens ont envie de connaître, de comprendre leur passé. Pas seulement par nostalgie mais pour retrouver leurs racines. Se projeter dans le passé, l’approcher de façon concrète, s’inscrire dans une continuité du temps des hommes permet de se réapproprier sa propre histoire et de mieux comprendre sa trajectoire d’être humain. Ce qui donne du sens à l’existence.
Ensuite, la générosité de ceux qui m’ont transmis les témoignages de ce livre. C’est grâce à eux que je peux rendre compte des multiples conséquences qu’a eues cette guerre sur les destins de leurs familles et, par ricochet, sur les nôtres.
Quelques récits sont particulièrement bouleversants…
La plupart m’ont profondément touché. Les témoignages qui parlent des familles décimées par la guerre, dont tous les fils furent tués aux combats. Les récits qui disent la douleur de maris trompés qui, l’apprenant en venant en permission, se laissent ensuite par désespoir très vite tuer à la guerre. Les anecdotes à propos des veuves de guerre qui élèvent ensemble leurs enfants… Les familles brouillées, ruinées… Les drames sont innombrables.
Heureusement, il y a aussi quelques magnifiques histoires d’amour. Des couples se forment grâce à la guerre. C’est le cas par exemple de ce Lyonnais blessé au front qui part en convalescence en Normandie, où il rencontre sa future femme dans une mercerie où elle est vendeuse. S’il était resté à Lyon, le destin ne les aurait pas réunis.
Enfin, de manière plus anecdotique et pour se relier à notre histoire actuelle, les récits qui concernent les ancêtres poilus de nos politiques actuels (Ségolène Royal, Nicolas Sarkozy, François Hollande, Jean-Louis Borloo, Martine Aubry) m’ont également passionné. En basculant au moment de la Grande Guerre, le destin de leurs familles a participé à écrire activement leur histoire personnelle. Et donc, là encore, la nôtre.
Par nécessité, on invente les marraines de guerre : qui étaient-elles, que faisaient-elles ?
C’était une manière de rendre moins douloureuse la solitude de certains poilus qui n’avaient pas de fiancée, de femme ou de famille qui pouvait leur écrire. Il y eut des dérives, bien sûr, mais beaucoup de ces marraines de guerre qui idéalisaient leur poilu se marièrent avec à la fin de la guerre. Ce qui participa au grand brassage de la guerre de 14.
Enfin, pour rappeler l’horreur que fut cette guerre, il y a aussi la création de lieux symboliques : le soldat inconnu, les monuments aux morts…
Les symboles sont une façon de s’inscrire activement, consciemment dans l’histoire. Au lendemain de la guerre, l’ampleur des pertes et des souffrances des familles fera voir dans ces monuments une solution idéale pour leur rendre hommage. Les monuments aux morts sont par exemple une manière de nommer les gens qui ont participé aux combats, et de raconter la vie des villages. À l’époque, cela renforçait les liens sociaux, la solidarité entre tous ceux qui avaient participé à écrire cette partie de l’histoire de France. Les monuments en rendaient compte.
Mais, au-delà des monuments commémorant la Grande Guerre et les hommes et femmes qui la firent et la subirent, il est important de noter que, comme la plupart des guerres, celle de 14 a provoqué de très grands mouvements de population et que, parallèlement à ces déplacements géographiques, de très nombreuses familles connurent des changements considérables sur un plan socioéconomique. Ces changements sont des symboles forts de notre histoire actuelle. C’est pourquoi j’avais envie de montrer les histoires de ces familles simples, souvent heureuses avant la guerre, et qui en sortiront pour la plupart traumatisées et anéanties. Autant de familles discrètes mais ô combien attachantes, dont les membres sont les héros de ce livre.
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* Nos familles dans la Grande Guerre – Destins héroïques et foudroyés, éditions Lattès, octobre 2013, 317 pages.