Palpitant, politique, intime ou poétique, Lyon Capitale vous propose sa sélection de romans pour affronter – chez soi, bien au chaud – les premiers frimas de l'hiver.
• Les drôles d’enquêtes d’Éric Reinhardt
“La France aura sciemment détruit les bases d’un consortium informatique très ambitieux, et refusé conjointement la création d’Internet sur son territoire.” Cette phrase tirée du dernier roman d’Éric Reinhardt, Comédies françaises, donne l’idée de sa passionnante dimension politico-économique. On y trouve une longue enquête sur la création d’Internet.
L’écrivain retrace la façon dont les vivres furent coupés, au milieu des années 70, à l’ingénieur français Louis Pouzin et son réseau de communication baptisé “Cyclades”, qui eût pu donner naissance à une concurrence française aux Américains. Mais l’intérêt de l’ouvrage, plus de 480 pages tout de même, ne réside pas seulement dans le contexte historique, politique et industriel admirablement dépeint. Il y a aussi Dimitri, le héros qui mène l’enquête. L’écrivain publie son avis de décès au début du roman ! Ce qui ne l’empêche pas de nous coller aux basques de ce Tintin des temps modernes, dans la vingt-septième et dernière année de sa courte existence. Pas seulement lors de ses recherches, échanges de mails, entretiens et reportages. Nous l’accompagnons aussi dans ses tumultueuses amours.
Le brillant jeune homme, comédien médiocre puis lobbyiste habile avant de devenir un reporter tenace, est un amoureux perpétuel, un séducteur roué dont les proies sont des hommes aussi bien que des femmes.
De Madrid à Paris, dans les méandres du Web, il multiplie les rencontres, mettant dans chacune d’elles un désir insatiable de sexe. Incollable sur les grands chorégraphes actuels, il est aussi capable de revenir en détail sur l’exil new-yorkais des surréalistes français lors de la Deuxième Guerre mondiale, leur influence sur l’action painting américain… Arts, amours et affaires, une drôle de danse. Ces Comédies françaises permettent aussi à Éric Reinhardt de renouer avec l’irrésistible veine comique qui caractérisait l’un de ses premiers romans, Le Moral des ménages. Épatant.
Comédies françaises, Éric Reinhardt, éditions Gallimard, 480 p, 22 €.
• Serge Joncour, résistance rurale
En 2016 avec Repose-toi sur moi, prix Interallié ; en 2018 avec Chien-Loup, prix Landerneau ; cette année avec Nature humaine, prix Femina… Serge Joncour est un habitué des rentrées littéraires et des prix. Le point commun de ses trois derniers livres n’est pas seulement leur date de parution : ils nourrissent tous un rapport étroit avec la ruralité.
La contrée, située dans un petit coin du Lot, aux confins de la Corrèze, qui est décrite dans Nature humaine y appartient. En 1976, l’été de la sécheresse auquel remonte le récit, elle abrite des territoires peu explorés, mystérieux. Excepté pour Alexandre, le héros du roman. Un paysan qui s’occupe de la ferme de ses parents.
La vie à laquelle il se destine menace d’être bouleversée par la modernité agressive qui se développe. Un soi-disant “progrès”… Ses représentants, les acheteurs du supermarché le plus proche, le somment d’augmenter son cheptel de vaches bouchères, de ne pas mégoter sur les engrais chimiques… D’oublier les traditions au profit d’une agriculture intensive. D’autant qu’un projet d’autoroute, passant non loin de ses terres, est prévu. De nature patiente, mais têtu, il ne l’entend pas de cette oreille. Même si ses sœurs, également héritières de l’exploitation familiale, le poussent en ce sens. Il ne tombe pas non plus dans la démarche opposée qui consisterait à tout laisser en jachère, comme le fait son voisin. Il ne suit pas davantage l’exemple d’amis, militants radicaux, qui l’incitent à se lancer dans le bio. Le roman ne se contente pas de retracer son parcours de paysan.
Il saisit l’homme dans son intimité profonde, ses pensées secrètes. Aussi bien que sa trajectoire amoureuse, son histoire complexe avec Constanze, une jeune fille allemande éprise de voyages au long cours. Tandis qu’en arrière-fond se dessinent les grands événements politiques, les bouleversements qui ont touché notre société durant les trois dernières décennies du XXe siècle.
Nature humaine, Serge Joncour, éditions Flammarion, 400 p., 21 €.
• Sous l’empire d’Alice Zeniter
Il est assistant parlementaire au service d’un député de gauche, enfin du PS. Il rêve d’écrire LE grand roman sur la guerre d’Espagne. De toute façon, il rêve plus qu’il n’écrit. Rastignac du XXIe siècle, il a quitté la classe moyenne et sa Bretagne natale pour conquérir Paris.
En attendant, c’est elle, ou plutôt “L”, puisque c’est ainsi qu’elle se fait appeler, qu’il aimerait séduire. L est hackeuse pour le bien de l’humanité et de ceux qui font appel à ses talents. Elle traque les porcs et leur fait subir les pires outrages, virtuellement ou réellement. Elle abandonne avec difficulté le “monde du dedans” et ses lignes de codage pour le “monde du dehors”. Elle voudrait une existence libre, anonyme et virtuelle.
Pour échapper à de mystérieux poursuivants, elle partage déjà l’appartement du jeune politicien. Mais cela ne facilite pas les choses. Le monde d’aujourd’hui n’est pas fait pour eux et ils ne sont pas de taille à le changer. Personne ne l’est. Ils peuvent néanmoins essayer de se changer, eux. Attachants, incroyablement vivants, ces deux personnages nous plongent dans les débats de société actuels les plus brûlants. Tels la place d’Internet dans nos vies, les rapports de séduction quand les repères “genrés” sont bouleversés, la politique après la faillite des grandes idéologies… Alice Zeniter réussit l’exploit d’écrire un roman balzacien sur l’engagement, sans tomber dans les travers et les clichés de la littérature engagée.
Comme un empire dans un empire, Alice Zeniter, éditions Gallimard, 400 p., 21 €.
• Les passionnants soucis de François Hien
Cinéaste, dramaturge, François Hien est un jeune homme (il est né en 1982) très occupé. Après les succès de ses pièces, La Crèche, présentée à Saint-Étienne (le spectacle aurait dû être repris au théâtre du Point-du-Jour) et Olivier Masson doit-il mourir ?, jouée la saison dernière aux Célestins, il travaille en collaboration avec l’Opéra de Lyon.
Il mènera de 2019 à 2021 un projet autour de la révolte des Canuts, Échos de la Fabrique, qui fera l’objet d’un spectacle au printemps 2021 ; cette fois au théâtre de la Renaissance. Avec tout ça, et ses autres pièces et films que l’on n’a pas cités ici faute de place, comment a-t-il trouvé le temps d’écrire son premier roman, Les Soucieux ? Difficile à dire. En tout cas il n’a pas bâclé ce livre de presque 400 pages. Comme pour ses pièces (La Crèche évoque la problématique du voile islamique tandis qu’Olivier Masson doit-il mourir ? se penche sur celle de l’euthanasie), le roman s’empare d’un grand thème de société actuel. Mais, exactement comme pour ses œuvres dramatiques, il ne le fait pas de manière théorique mais au travers d’une histoire qui sonne juste.
Avec une dimension humaine, psychologique, qui a le don de toucher et d’interroger en profondeur ses lecteurs. Les Soucieux met en scène une équipe de tournage qui investit des locaux désaffectés pour réaliser une série télévisée (François Hien est ici en territoire connu). Sauf que l’usine est occupée par un groupe de Maliens sans papiers. Entre les intrigues amoureuses qui se nouent, la volonté, politique, mais aussi, tout simplement, humaine, d’aider les réfugiés, les heurts avec la population locale… le roman nous entraîne dans une irrésistible sarabande où les préjugés volent en éclats.
Les Soucieux, François Hien, éditions du Rocher, 378 p., 20 €.
• À l’écoute de Charles Juliet…
Auteur de L’Année de l’éveil (publié en 1991), de Lambeaux (1995), Charles Juliet est sans conteste le plus important écrivain vivant résidant à Lyon (dans ce deuxième arrondissement qu’il connaît comme sa poche).
Excellente nouvelle pour ses lecteurs fidèles, coup sur coup, sont publiés deux livres de sa plume. Le premier, intitulé Le jour baisse, est le dixième tome de son journal, tenu entre 2009 et 2012. Rompu à l’exercice, Charles Juliet a commencé à tenir son journal à l’adolescence. Loin des notes jetées en toute hâte par nombre de diaristes, on y retrouve toute l’exigence de son écriture. Il le revendique lui-même, chaque mot et chaque phrase sont dictés par sa “voix intérieure”, celle qui l’amène à consigner tel événement, collectif ou personnel, plutôt que tel autre.
Cette voix éclairante évoque les tumultes de l’époque qu’il a sous les yeux aussi bien que les réflexions intimes qui en découlent. Mais l’on trouve aussi dans ce volume nombre de souvenirs d’enfance, ou de jeunesse, qui surgissent, patinés par le temps. Pour autant, ces souvenirs, comme ceux liés à sa mère morte à sa naissance, n’ont rien perdu de leur capacité à nous émouvoir. De surcroît, le cheminement intérieur dont l’écrivain nous fait témoin n’empêche nullement l’attention qu’il sait accorder aux autres. Ceux-ci sont des artistes célèbres aussi bien que des anonymes venus à lui, qu’il sait écouter, rassurer.
Le deuxième ouvrage récemment paru, Pour plus de lumière, est une anthologie personnelle de ses textes poétiques, écrits entre 1990 et 2012. Des textes en prose qui nous confirment que la poésie de Charles Juliet n’est reliée à aucune mode. Elle est à la fois limpide et secrète. “Dans un trouble infini/ tu palpes/ le mystère” ou “Et vous ressentez ce qui pèse/ d’un tel poids sur chacun/ et sans que vous soyez/ maladivement sensible”, écrit-il dans ses poèmes dont le dénuement renforce toute l’émotion contenue.
Le jour baisse, Journal X, 2009-2012, Charles Juliet, éditions P.O.L., 320 p., 19 €.
Pour plus de lumière, Anthologie personnelle, 1990-2012, Charles Juliet, Poésie Gallimard, 448 p., 11,30 €.