25 juillet 1914, quelques jours avant son assassinat, Jean Jaurès était à Lyon. Dans une salle de Vaise, il prononça son dernier discours public sur le sol français. Retour sur cet événement oublié.
Lyon, 1914. La ville attire les regards du monde entier grâce à son exposition internationale à Gerland. Inauguré le 22 mai, l’événement doit permettre à la ville de promouvoir une cité hygiéniste où il fait bon vivre. Mais les esprits sont déjà ailleurs. La crainte d’une guerre avec l’Allemagne plombe le moral, et ce n’est pas le pavillon germanique de l’exposition qui l’apaisera. Comme un oiseau de mauvais augure, le bâtiment domine toutes les autres constructions éphémères et s’impose aux regards. L’affrontement avec l’Empire menaçant semble inévitable.
Le discours de Vaise
Élu le 26 avril député socialiste du Rhône, Joannès Marietton meurt le 27 mai. Une élection est alors organisée pour le remplacer. Jean Jaurès vient ainsi à Lyon le 25 juillet 1914 pour soutenir le nouveau candidat, Marius Moutet. Le meeting se déroule au 51 rue de Bourgogne, dans un café disparu depuis. 2 000 personnes se sont massées pour entendre le discours de Jaurès, qui ne parlera quasiment pas de l’élection législative et se concentrera entièrement sur les causes de la guerre. Dans un sursaut d’espoir, il livre un texte sans concession, aux allures divinatoires, qui reste résolument en avance sur ses contemporains : “Je veux vous dire ce soir que jamais nous n’avons été, que jamais depuis quarante ans l’Europe n’a été dans une situation plus menaçante et plus tragique que celle où nous sommes à l’heure où j’ai la responsabilité de vous adresser la parole.” Loin de dédouaner la France, Jaurès rappelle que le pays a sa part de responsabilité, avec l’occupation du Maroc : “La politique coloniale de la France, la politique sournoise de la Russie et la volonté brutale de l’Autriche ont contribué à créer l’état de choses horrible où nous sommes. L’Europe se débat comme dans un cauchemar.”
Les espoirs de Jaurès
Dans un contexte où tout semble perdu, où la guerre est inéluctable, Jaurès refuse de cesser d’espérer : “J’espère encore malgré tout qu’en raison même de l’énormité du désastre dont nous sommes menacés, à la dernière minute, les gouvernements se ressaisiront et que nous n’aurons pas à frémir d’horreur à la pensée du cataclysme qu’entraînerait aujourd’hui pour les hommes une guerre européenne.” Jaurès a deviné l’avenir, il semble même le prédire lorsque nous repensons les événements à la lumière du recul historique : “Songez à ce que serait le désastre pour l’Europe : ce ne serait plus, comme dans les Balkans, une armée de 300 000 hommes, mais quatre, cinq et six armées de 2 millions d’hommes. Quel massacre, quelles ruines, quelle barbarie !”
L'Européen
L’homme politique conclut son discours en augurant avant tous les autres les raisons qui pousseront à la construction européenne, bien avant sa fondation : “Il n’y a plus, au moment où nous sommes menacés de meurtre et de sauvagerie, qu’une chance pour le maintien de la paix et le salut de la civilisation, c’est que le prolétariat rassemble toutes ses forces qui comptent un grand nombre de frères, Français, Anglais, Allemands, Italiens, Russes, et que nous demandions à ces milliers d’hommes de s’unir pour que le battement unanime de leurs cœurs écarte l’horrible cauchemar.” La foule l’acclame. Jaurès est un héros. Le lendemain, pendant que les Lyonnais de la circonscription votent pour le premier tour, après un déjeuner en compagnie de Marius Moutet, Jean Jaurès se rend au musée des Beaux-Arts. Les résultats tombent : le candidat de droite est en tête, mais le report des voix est favorable à Moutet, qui peut compter sur les électeurs du radical-socialiste Mermillon, arrivé troisième au scrutin. Mais, entre les deux tours, un événement va tout faire basculer.
L’assassinat
Le 29 juillet 1914, Jean Jaurès fait un autre discours, souvent oublié, devant le Bureau socialiste international à Bruxelles. Celui-ci n’a jamais été dactylographié, ni publié en intégralité. Jaurès retourne ensuite à Paris et publie le 31 juillet dans L’Humanité un article, qui sera son dernier, intitulé “Sang-froid nécessaire”. Le soir, les journalistes et Jean Jaurès descendent au rez-de-chaussée, au bar Le Croissant. Il fait chaud, les fenêtres sont toutes ouvertes pour laisser entrer l’air frais. Jaurès est dos à l’une d’elles. On parle de la guerre, des gouvernements incapables de sauver la paix. La photo du bébé du journaliste du Bonnet rouge René Dolié circule entre les convives. Jaurès s’attarde sur l’image, congratule l’heureux papa. Vers 21h40, un pistolet apparaît à travers le rideau, seule protection entre Jaurès et la rue. Deux coups de feu retentissent. Jaurès s’effondre, touché à la tête. Pierre Renaudel se précipite dehors pour arrêter le meurtrier et découvre Raoul Villain, qui tient l’arme encore fumante. Dans le bar, la foule hurle. Jean Jaurès est mort. Le 3 août 1914, l’Allemagne déclare la guerre à la France. Jaurès n’étant plus là, le PS rallie l’union nationale. Le 9 août, le deuxième tour de l’élection législative du Rhône a lieu, Marius Moutet est élu avec 56 % des voix, mais seulement un homme sur deux a pu se déplacer jusqu’aux urnes. La plupart ont déjà été mobilisés. Ils seront peu à revenir. La “barbarie” que Jaurès voulait éviter aura bien lieu.
Des hommages seront rendus à Jean Jaurès à Lyon ce jeudi et vendredi (lire ici)
Article intéressant et bien documenté, merci !