À quelques jours des cinquante ans de Mai 68, les auteurs Eric Warnauts et Guy Raives sortaient leur dernier album historique, qui retrace la révolution étudiante qui secouait la France. Sous les pavés se concentre sur quelques semaines, quelques rues et quelques personnages, qui vivent leur propre mai 68. À chacun ses souvenirs.
“Il n’existe pas un seul Mai 68, mais des milliers. Chacun l’a vécu à sa manière, avec ses propres souvenirs”, lance Guy Servais alias Raives. L’événement vient de fêter ses 50 ans. Et les deux auteurs Eric Warnauts et Raives en ont profité pour sortir leur dernier album, Sous les pavés. “La France a été le dernier pays à réagir, mais elle a réagi fortement. Notre génération est devenue punk, no future, c’est bien qu’on a été porté par beaucoup de choses. Aujourd’hui, certains politiques essaient de nous faire croire que Mai 68 ne pourrait jamais plus arriver. Pardon, mais quand on regarde la politique très frileuse de l’Europe, accueillir quelques réfugiés en disant qu’elle ne peut pas accueillir toute la misère du monde... Il faut aller demander au Liban ou au Rwanda, qui eux reçoivent des milliers de réfugiés !” Eric Warnauts l’annonce : l’album n’a rien d’un hasard et ne saurait être uniquement un document historique.
Documenter la période
“Mai 68, c’est une date socialement charnière. Le rock devient ultra présent, la sexualité se libère, les femmes obtiennent des droits, les mœurs changent. Et ce qui nous intéressait surtout, c’était la petite histoire dans la grande histoire. Je ne suis pas historien, donc je voulais raconter des éléments personnels”, explique Raives. Eric Warnauts poursuit : “On a rencontré beaucoup de gens, on a reçu beaucoup de témoignages, donc en vérité les personnages de Sous les pavés sont fictifs mais tout ce qui leur arrive est vraiment arrivé à quelqu’un.” Les détails sont choisis avec une exactitude particulière, jusque dans le choix des affiches que les auteurs décident de présenter. “On a essayé au maximum de trouver des témoignages d’époque, qui n’avaient pas encore été filtrés avec le mythe de Mai 68. Par exemple, on s’est beaucoup inspiré du premier livre de Philippe Labro, Les Barricades de mai, sorti en juillet 68. Pour nous, c’est du pain béni !” Les auteurs ont aussi énormément utilisé les très nombreuses photos de l’époque. “On se voulait au plus près de la réalité”, explique Raives.
“C’est la dernière fois que la France a rayonné”
Les auteurs ne mâchent pas leurs mots : “Mai 68, c’est la dernière fois où la France a rayonné.” Eric Warnauts poursuit : “Regarde : avant, un philosophe, c’était Jean-Paul Sartre ; aujourd’hui c’est un mec en chemise blanche sur un plateau télé ! Ça n’a pas été assez loin. Il y avait des idées très fortes, qui ont été balayées de la main par les politiques. Regarde, dix ans après les jeunes scandaient “No future”, comment c’est possible ? Aujourd’hui c’est fini, si je veux quelque chose de neuf, je me tourne vers le Québec, plus vers la France. Elle est trop autocentrée.” Le coloriste du duo, Raives, marque une pause et abonde : “Politiquement, Mai 68, ce n’est rien, parce qu’on est retourné au libéralisme tout de suite après, mais sociétalement c’est très fort. Et aujourd’hui, quand je vois Nuit Debout et à New York manifester contre les armes à feu des gamines de 19 ans qui ne se démontent pas contre Trump, je me dis qu’il y a de l’espoir.” À travers leur album, les deux auteurs rendent hommage à des jeunes, des étudiants, ou des moins jeunes, qui ont participé à un moment, à la liesse générale et à la révolution ambiante.
Création à quatre mains
Les duos dessinateur-scénariste ne se comptent plus. Mais la méthode de travail des deux géants du 9e art, elle, est unique. “On dessine vraiment à quatre mains. Je commence par crayonner une page, Eric retrace par la suite et le dessin se construit ainsi, comme le scénario. Ce sont tous les allers-retours qui forgent notre style. La couleur, en revanche, c’est moi, et seulement moi”, explique Raives. “Nos dessins sont comme des millefeuilles. Une fois que j’ai fait un dessin, la magie s’en va. Ce qui me botte vraiment, c’est quand Guy met de la couleur, là ça devient vraiment intéressant”, poursuit Warnauts. Leur style, ils le travaillent depuis des années. Le duo a cosigné une quarantaine d’albums, une prouesse. Impossible de savoir qui a dessiné quoi, qui a décidé de telle scène dans le scénario. Car, de la même manière que pour le dessin, si Warnauts propose le premier jet, ce sont toutes les retouches et toutes les modifications qui créent le scénario final. Les deux auteurs savent précisément où ils veulent aller et n’hésitent plus. Ils ont trouvé un style “unique” qu’ils aiment exploiter à deux. “Ce qui me touche, c’est la bande dessinée séquentielle, qui est bien menée. Je suis professeur et j’insiste beaucoup auprès de mes élèves pour qu’ils pensent au blanc entre les cases. Le blanc est un espace pour le lecteur, c’est là qu’il peut imaginer. Ce n’est pas comme le cinéma ou la littérature, c’est encore bien différent”, décrypte Warnauts, avant de poursuivre : “Aujourd’hui, les auteurs sont moins coincés que nous l’étions plus jeunes. Il y a ce mélange entre bande dessinée et illustration qui ouvre la porte à plein de styles très différents.”
Le dernier album publié par Warnauts et Raives, Sous les pavés, est à découvrir dès maintenant aux éditions Le Lombard.