40 ans après, le débat est toujours ouvert sur les causes précises de sa mort.
Le contexte : la nuit lyonnaise des barricades
L'après-midi du 24 mai, une nouvelle manifestation est organisée jusqu'à la place des Célestins. Mais certaines organisations étudiantes ont un autre objectif : marcher sur la préfecture afin de provoquer un affrontement avec la police*. Après les premières échauffourées vers 19h, la manifestation se retrouve scindée en deux, de chaque côté du pont Lafayette. Des barricades sont érigées des deux côtés. Sur la rive droite, aux Cordeliers, se déroule une véritable bataille rangée entre les gardes mobiles massés au milieu du pont Layette et les manifestants, en majorité étudiants, qui veulent percer le cordon des forces de l'ordre. "Il y avait de la fumée et un bruit invraisemblable. Une atmosphère d'émeute comme je n'en ai jamais retrouvé depuis", se rappelle Claude Burgelin, assistant à la faculté des lettres en Mai 68.
Le camion fou
Des étudiants décident alors de voler un camion sur un chantier et de le ramener à l'entrée du pont. En coinçant l'accélérateur, ils lancent le camion contre les forces de l'ordre. Certains grimpent dans la benne pour jeter des projectiles, d'autres se protègent derrière pour profiter de la percée. Il est environ 23h30. Environ une heure plus tard, les radios annoncent la mort du commissaire Lacroix, écrasé par un camion. Après encore plusieurs affrontements avec les gardes mobiles, les manifestants se dispersent en pillant les Galeries Lafayette et le Grand Bazar.
"Au petit matin, il y a eu des rafles un peu partout, se souvient Robert Daran, qui a couvert les événements pour RTL. Les gros bras du service d'ordre de la CGT arrêtaient même des types manu militari et les emmenaient à l'Hôtel de Police !" L'historienne Michelle Zancarini-Fournel** parle d'une ville "sous le choc" : "La population défile toute la journée en déposant des fleurs à l'endroit où le commissaire a trouvé la mort. (...) Perquisitions, arrestations et déclarations alarmantes du préfet de région se multiplient dans les jours qui suivent et provoquent l'affolement de la population". La mort de ce commissaire marque le basculement de l'opinion publique du côté de l'ordre gaulliste. Après la fermeture de la fac de lettres, en juin, deux trimards (jeunes marginaux de l'époque), Michel Raton et Marcel Munch, sont arrêtés et inculpés de la mort du commissaire Lacroix.
Un procès à rebondissement
Les passions de Mai 68 sont à peine retombées que débute le procès de Munch et Raton devant les assises du Rhône, le 22 septembre 1970. La thèse du commissaire écrasé par un camion semble admise par tous, si bien que les débats portent uniquement sur la question de savoir si Munch et Raton ont lancé le camion contre les forces de l'ordre. Mais au dernier jour du procès, coup de théâtre : l'interne de l'Hôpital Edouard Herriot, qui s'est chargé du commissaire Lacroix, demande à témoigner. 40 ans après, il nous raconte : "J'ai entendu à la radio qu'on parlait de l'ouverture du procès du camion fou qui avait écrasé le commissaire. Je me suis dit ce n'est pas vrai. Je me suis présenté au tribunal et j'ai témoigné le jour même. Le soir du 24 mai, j'étais en charge des urgences. Le commissaire venait d'avoir un infarctus. C'est en lui faisant un massage cardiaque, que je lui ai cassé plusieurs côtes. Sur les électrocardiogrammes, on doit voir qu'il est mort d'un infarctus mais ces preuves ont disparus". Un débat s'engage alors entre l'interne et les deux médecins légistes qui ont réalisé l'autopsie. Pour eux, il s'agit bien d'un écrasement thoracique qui ne peut être causé par la réanimation. L'avocat de Michel Raton, François La Phuong est catégorique : "Ce témoignage de l'interne et la faiblesse de l'accusation concernant Munch et Raton ont fortement pesé dans le verdict des jurés". Quelques instants de délibération suffisent : acquittement.
Dans la mémoire collective, le commissaire reste "mort écrasé par un camion"
Pour de nombreuses personnes, le témoignage de l'interne paraît suspect. Robert Daran de RTL doute toujours : "Tous les médias ont rendu compte de la mort du commissaire en disant qu'il avait été écrasé par un camion. La France entière était au courant. Pourquoi s'est-il tu pendant deux ans ? Pourquoi le jour du procès, il se remet à écouter la radio ?" L'enseignant Claude Burgelin, qui a témoigné au procès, a été convaincu : "La version de l'interne est fondamentalement la bonne. Fils du proviseur du lycée du Parc, il venait de l'establishment lyonnais. On sentait qu'il prenait sur lui. Il ne cherchait nullement à frimer".
Le docteur Paul Grammont, 38 ans après le procès, se défend toujours : "Au moment des faits, je n'ai pas su comment ça avait été retranscrit dans la presse" Et il ajoute : "Après mon témoignage, les HCL ont cherché à me rayer des effectifs. Heureusement, j'ai été soutenu par mes supérieurs directs. Si j'avais su que j'allais subir de telles pressions, je ne serais pas allé témoigner".
Malgré les explications de l'interne, une seule thèse domine. Pour preuve, l'exposition actuelle de la bibliothèque de la Part Dieu consacrée aux événements de Mai 68 parle du "Commissaire Lacroix écrasé par un camion chargé de pierres". En s'appuyant sur cette exposition Lyon Capitale avait aussi contribué à véhiculer cette thèse, en ouverture de notre série sur Mai 68***.
40 ans après, un témoin parle
C'est à la lecture de notre premier article sur les 40 ans de Mai 68, que Daniel Véricel, un militant de la CFDT et du PSU de l'époque a souhaité réagir : "Au moment où le camion fou a été lancé, j'étais aux avant-postes pour jeter des projectiles sur les gardes mobiles. J'ai vu ce camion envoyé de derrière. Il a foncé tout droit puis a calé devant la première rangée de forces de l'ordre. La pierre sur l'accélérateur avait certainement sauté. Immédiatement, les flics ont réagi en nous chargeant. Quand j'ai appris par la radio qu'un commissaire avait été écrasé par un camion, j'ai pensé qu'il s'agissait d'un autre camion". Il n'est pas allé témoigner au procès de Munch et Raton. Il faut dire qu'aucun manifestant ne l'a fait. Et pour cause, tous ceux à proximité du camion ce soir-là pouvaient rapidement passer du statut de témoin à celui de coupable idéal.
*Voir le livre de Jacques Wajnsztejn, l'un des agitateurs de l'époque, "Mai 68 et le mai rampant italien" aux éditions L'Harmattan.
**Dans le livre collectif "68, une histoire collective, aux éditions La Découverte"
***Lire Lyon Capitale du 7 avril 2008.